À l'affiche, Critiques // Le reste vous le connaissez par le cinéma, de Martin Crimp, mise en scène de Daniel Jeanneteau au T2G – Théâtre de Gennevilliers

Le reste vous le connaissez par le cinéma, de Martin Crimp, mise en scène de Daniel Jeanneteau au T2G – Théâtre de Gennevilliers

Jan 15, 2020 | Commentaires fermés sur Le reste vous le connaissez par le cinéma, de Martin Crimp, mise en scène de Daniel Jeanneteau au T2G – Théâtre de Gennevilliers

 

© Mammar Benranou

 

 

ƒƒ article de Nicolas Thevenot

L’espace s’est matérialisé en une hypnotisante perspective. Les lattes grises du plancher, le bardage métallique de la cage de scène, tracent ces lignes parallèles qui pourtant se rejoignent dans l’infini de l’horizon noir.

La scène est un goulot, dessiné par la perspective, faisant communiquer des obscurités qui habituellement s’ignorent, les obligeant à se faire face : l’immense béance de l’arrière-scène, d’un noir impénétrable, et la pénombre de la salle engloutissant le public. D’un côté : l’archaïque, notre fond commun, barbare, énigmatique, ce refoulé d’où émergent les figures du mythe ; de l’autre côté : la modernité, notre cause commune, cette civilisation de la logique et de la causalité à la dureté de marbre. Que la pièce fissurera dès les premiers mots : « Si Anna a 2 poneys de plus que Miriam / et que Bobby le chat de Miriam a 7 chatons / alors tuer, ça fait quoi ? »

À l’instar de la machine scénique conçue par Daniel Jeanneteau, mettant en présence plusieurs espaces, Le reste vous le connaissez par le cinéma confronte à notre contemporain le mythe d’Œdipe et de sa tragique progéniture. Reprenant la trame de la pièce d’Euripide Les Phéniciennes, tout en substituant au chœur éponyme un chœur de Filles d’aujourd’hui, le dramaturge Martin Crimp produit un anachronisme critique capable de déplacer notre compréhension et de questionner les figures irréductibles de la mythologie grecque.

Sur le plateau, il y a donc ces filles d’aujourd’hui, robe turquoise, tee-shirt orange, polo mauve, jean, survêtement, jupe plissée. Elles ont cette qualité de présence, cet aplomb, cette ironie, cette absence de doute conjuguée à un incessant questionnement, propres à la jeunesse. D’elles émanent une beauté étrange, comme si elles sortaient d’un film de David Lynch. Elles sont « l’éclatante lumière du présent ». Elles sont le regard et la voix qui interrogent, la présence qui corrode le mythe. Elles sont un à venir, à inventer, quand le mythe et ses figures sont pétrifiés. Elles nous prennent à témoin. Elles nous interrogent. Elles sont, en un mot, le sphinx : cette opacité souriante et énigmatique du présent.

Éparpillées telle une volée de moineaux, ce sont elles qui convoquent le mythe par leurs questions infinies comme seule la jeunesse peut en poser, au milieu des chaises renversées et de tables éparses.

Surgissant littéralement des noirs profondeurs, Jocaste, mère et épouse d’Œdipe, s’avance la première et quitte son voile d’obscurité. Sublime apparition, qui fait d’un instant fugace un moment inoubliable. Dominique Reymond, avec cet art incomparable du geste précis et de la parole précise comme un geste, avec cette longue et puissante silhouette noire se déroulant comme une majuscule calligraphiée, est Jocaste. Elle tient ferme ce périlleux équilibre entre la figure tragique qu’elle porte fièrement tel un masque et la destruction de cette même figure par le regard ironique des Filles.

Suivront Antigone, Ismène, Polynice, Étéocle, Créon, Tirésias, et à la toute fin : Œdipe. La crise familiale, où les fils se disputent devant une mère impuissante, débouchera sur une crise politique conduisant au massacre les armées des deux frères ennemis et à leur propre mort. C’est ainsi que le mythe s’est transmis. Inéluctablement noué par le crime d’Œdipe, se propageant comme un miasme dans les affaires politiques de la Cité. La transgression morale absolue d’Œdipe comme origine absolue de toute lutte et violence politique, de toute quête de pouvoir, de toute guerre.

Mais avec le regard distancé de son chœur de Filles, Martin Crimp instille un soupçon dans cette lecture définitive que nous imposerait le mythe. Dans sa réécriture, il fait entendre par la parole des femmes une autre musique, il fait voir par leur regard un autre cinéma que celui que nous connaissons. Celui du patriarcat, cette mainmise exclusive des mâles sur les affaires familiales et publiques.

Dans cet état de choc tel qu’il est diagnostiqué par les Filles, nous avançons dans un monde dont l’écho des guerres ne faiblit pas et dont la logique s’affirme pourtant imparable et indépassable, et l’on aurait envie de crier ces derniers mots entendus depuis la ténébreuse bouche du théâtre : quel film projetez-vous sans fin dans le cinéma de mon esprit ?

 

© Mammar Benranou

 

Le reste vous le connaissez par le cinéma, mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau

Texte Martin Crimp d’après Les Phéniciennes d’Euripide traduit de l’anglais par Philippe Djian

Avec Solène Arbel, Stéphanie Béghain, Axel Bogousslavsky, Yann Boudaud, Quentin Bouissou, Jonathan Genet, Elsa Guedj, Dominique Reymond, Philippe Smith et Clément Decout, Victor Katzarov (en alternance) et le Chœur Delphine Antenor, Marie-Fleur Behlow, Diane Boucaï, Juliette Carnat, Imane El Herdmi, Chaïma El Mounadi, Clothilde Laporte, Zohra Omri (en alternance)

Assistanat et dramaturgie Hugo Soubise

Collaboration artistique / chœur Elsa Guedj

Conseil dramaturgique Claire Nancy

Assistanat scénographie Louise Digard

Lumières Anne Vaglio

Musique Olivier Pasquet

Ingénierie sonore et informatique musicale IRCAM – Sylvain Cadars

Costumes Olga Karpinsky

Décors ateliers du TNS – Théâtre National de Strasbourg

 

 

Durée 2 h 30

Du 9 janvier au 1er février 2020

À 20 h sauf le samedi à 18 h et le dimanche à 16 h

 

 

T2G – Théâtre de Gennevilliers, centre dramatique national

41, avenue des Grésillons

92230 Gennevilliers

Réservation au + 01 41 32 26 26

www.theatre2gennevilliers.com

 

 

Tournée :

 

Du 7 au 15 février 2020

TNS Strasbourg

À 20 h sauf samedi à 16 h et relâche dimanche

1 Avenue de la Marseillaise

67000 Strasbourg

Réservation au + 03 88 24 88 24

www.tns.fr

 

Du 10 au 14 mars à 20 h sauf jeudi et vendredi à 19 h

Théâtre du Nord

CDN Lille Tourcoing – Hauts-de-France

4, place du Général de Gaulle

Lille (59000)

Réservation au +33 (0)3 20 14 24 24

www.theatredunord.fr

 

Le 20 mars à 20 h

Théâtre de Lorient

Centre Dramatique National

Parvis du Grand Théâtre CS 40325

Lorient (56325)

Réservation au +33 (0)2 97 02 22 70

www.theatredelorient.fr

 

 

 

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