ƒƒ article de Denis Sanglard
Le Projet Penthésilée, vaste chantier ouvert, mosaïques de propositions, autour du texte de Kleist et de la figure de l’amazone insoumise, réflexion sur la guerre, sur l’amour – ce qui revient au même -, le politique, qui transforme la scène en un vaste « champ de bataille ». C’est une mise en scène en cours d’élaboration, s’autorisant des incises, des décochements où les acteurs s’affranchissent de leur rôle, s’autorisent des copiés-collés, textes politiques et improvisations, qui multiplient à la fois les points de vue des acteurs sur l’engagement de leur personnage et sur la narration mais font également résonner le texte d’un écho lancinant et dramatique d’une actualité brûlante et tragique qu’ils interrogent. Le texte est ainsi et avec justesse la matière travaillée, également frotté aux idéologies contemporaines, aux combats idéologiques, dont Ulrike Meinhof fut une des figures. De cette friction énergique avec le présent et la réalité, la représentation se meut, se métamorphose, protéiforme, instable et fragile. Catherine Boskowitz avec beaucoup d’intelligence déplace, sans jamais l’occulter, le contexte guerrier que la scénographie prend en charge. La guerre devenue aujourd’hui technologique, une vidéo en continue d’un drone militaire, une conversation de marines américain en opération, une maquette de ville détruite suffisent à l’évoquer. Dès lors la rhétorique amoureuse et politique devient un champ de bataille. L’amour, la passion un chant guerrier barbare et sanglant. Rien d’autre. Le plateau est nu, recouvert de bâches noires, mer mouvante et organique, armée en déroute, bientôt linceul, futur tombeau des vaincus. Quelques panneaux blancs mobiles pour murs de Troie évoqués. Ne reste que la circulation des corps qui se heurtent et de la parole qui claque et vibre comme la corde tendue d’un arc. Les comédiens s’emparent de cette langue poétique exceptionnelle avec une telle rage sourde et contenue qu’elle semble sourdre spontanément, jaillir en flot rouge sang, dans l’urgence d’une situation où la lucidité politique, car il s’agit aussi de politique, la dispute à l’aveuglement d’une passion vouée au tragique. Une oscillation entre raison et folie érotique menée à son paroxysme qui paradoxalement mène à l’insoumission, à l’affranchissement. L’amour vaincu, Achille déchiqueté à pleine dents, décillent les yeux de Penthésilée sur une situation politique, la sienne, devenue intenable. De ce chaos dont nul ne ressort indemne, pas même Penthésilée, s’envole la liberté. Clownesse affublée d’un nez rouge et dernière image d’un combat hors du champ de la représentation mais magnifiquement écrit et superbement narré par Prothoé, Nanténé Traoré, la confidente de Penthésilée. Les comédiens sur le plateau marchent sur les mêmes brisées qui les voient s’affranchir des codes de la représentation, avancer crânes sur une ligne de crête entre fiction et réalité, fouler le plateau comme un champ de bataille brulant et poisseux, fourbir leurs armes, s’affronter, être désarmés, semer le chaos enfin au risque de perdre parfois les spectateurs engagés avec eux dans cette guerre. Au risque de se perdre aussi. C’est, comme le titre l’indique, « un projet ». Avec ce que cela comporte de force et de faiblesse. La représentation dénoncée porte les stigmates de ces essais, kaléidoscope de propositions inégales, dont certaines il est vrai sont plus faibles que d’autres, de ruptures sèches, mais qui n’obèrent en rien l’ensemble, tenu par une formidable énergie collective, un engagement sans concession à défendre un projet ambitieux et qui signe la réussite de ce projet. S’il fallait sans doute retenir une image et une seule dans cette fureur qui embrase le plateau sans doute est-ce la confrontation amoureuse, au lointain à peine éclairé, entre Achille et Penthésilée, murmure apaisé, armes et cuirasses déposées, bouleversant d’humanité soudain retrouvée.
« Le Projet Penthésilée » d’après Penthésilée, texte de Heinrich Von Kleist
Traduction de Julien Gracq
Mise en scène de Catherine Boskowitz
Collaboration artistique et dramaturgie, Leyla Rabih
Assistante à la mise en scène, Estelle Lesage
Installation et scénographie, Jean-Christophe Lanquetin
Constructeur et plasticien, Yoris van Den Houte
Vidéo et Lumières, Laurent Vergnaud
Costumes, Chantal Rousseau
Musique, Benoist Bouvot
Avec Lamine Diarra, Adell Nodé Langlois, Marcel Mankita, Simon Mauclair, Nadège Prugnard, Fatima Tchiombiano, Nanténé TraoréThéâtre d’Ivry- Antoine Vitez
1, rue Simon Dereure
92200 Ivry
Du 4 au 31 mai à 20h le mardi, mercredi, vendredi et samedi
19h le jeudi, 16h le dimanche
Relâche les lundis.
Réservations : 01 43 90 11 11
www.theatre-quartiers-ivry.com
comment closed