Lectures // « Le Président vient te voir ce soir », « Le monde de Tsitsino », La maman de Poutine » de Lasha Boughadzé

« Le Président vient te voir ce soir », « Le monde de Tsitsino », La maman de Poutine » de Lasha Boughadzé

Oct 06, 2015 | Commentaires fermés sur « Le Président vient te voir ce soir », « Le monde de Tsitsino », La maman de Poutine » de Lasha Boughadzé

ƒƒ article de Camille Hazard

 f-f89-55a8ae6269d95Lasha Boughadzé a reçu de nombreux prix littéraires au cours de sa carrière. Dramaturge du Théâtre académique koté-Marjanishvili, à Tbilissi en Géorgie, il jouit d’une reconnaissance internationale depuis l’écriture de sa première pièce en 1998, Otar.

L’ouvrage présent regroupe trois écrits de l’auteur. Trois textes pour le théâtre, de formes tout à fait différentes, avec la même plume extravagante et acérée.

« La rumeur courait que les hommes avaient peur de moi… surtout ceux qui ont de belles femmes… comme président, je n’avais l’esprit à rien d’autre ; comme si le président était tyran-jamais-galant – Caligula, par exemple. »

Le président vient te voir ce soir, met en scène le Président géorgien, à l’époque de la guerre avec la Russie, en 2008. A travers des tableaux et une narration non linéaires, se dessine le visage de la Géorgie, du pouvoir et de ses habitants. Dans la pièce, le Président (Mikhail Saakachvili) n’est jamais nommé ; il est le Président, le Pouvoir, l’Absurde, le Danger, le Lâche. A la suite des premiers bombardements russes le 11 août 2008, le Président abandonne son gouvernement pour chercher refuge auprès de citoyens qui accepteraient de le cacher chez eux. Le tragi-comique s’affirme rapidement. À mesure qu’il pénètre chez les gens, ses concitoyens et sa garde rapprochée le fuient ; jusqu’à terminer isolé, sans pouvoir, sans autorité, sans crédibilité aucune, sur un plateau de télé réalité. Les quinze tableaux forment un ballet haletant et étouffant dans lesquels le président apparaît tel un Ubu désabusé. Le désespoir des situations côtoie le grand guignol des personnages. Dans ce contexte de guerre, de pauvreté et d’abandon, l’auteur ne distribue pas les rôles de victimes et d’agresseurs. Il donne à voir en Géorgie, la complexité d’une situation en marche depuis des lustres ; impossible d’incomber la faute à quelqu’un, on ne sait plus qui a commencé. Le pouvoir a contaminé le peuple qui maintenant se retourne contre son tyran.

L’écriture de Lasha Boughadzé se livre avec la précision d’un scénario. Se logent dans les didascalies une multitude de détails, d’éléments géographiques, vestimentaires, de contenus de programme télé… Un réalisme qui tranche avec l’absurdité des situations.

« Elle a toujours été étrange comme enfant, mais maintenant elle est complètement cinglée. Voilà que les Saints, tous autant qu’ils sont, sont apparus comme qui dirait de la Russie directement dans la tête de ma fille. »

Le monde de Tsitsino est une fable. Dieu et Méphistophélès ouvrent et referment la pièce, amenant une dimension poignante, pleine d’ironie au personnage de Tsitsino. Cette jeune fille de la campagne entend la voix de saints qui la somment de rétablir la paix dans le monde, en commençant par la Tchétchénie. Considérée comme folle par toute sa famille, elle devient rapidement « Sainte Géorgienne » à la suite de miracles qu’elle produit dans la capitale Tbilissi. Elle pousse un « terroriste », réclamant un prêt de 900 dollars, à se rendre, guérit un toxicomane, un sodomite « fils du diable », et un enfant malade « de la main droite »… Regard aiguisé et acerbe sur la pensée de masse, cimentée par la religion et le pouvoir. L’unique salut viendrait donc de Tsitsino ? Et si elle n’existait pas ? S’il n’y avait aucun salut ?

« Dans mon village, on m’appelle la videuse de vaches, toi aussi, tu es comme moi, tu ne quitteras pas l’animal avant qu’il ne soit complètement vidé de son lait. Tu es comme moi, rien à faire ! »

La maman de Poutine est un soliloque. Calquant les ouï-dire propagés au temps du communisme ; ceux d’une vieille femme racontant à tout le monde que Staline était son fils (propos que celui-ci n’a jamais démenti), l’auteur pose le cadre sous l’actuel régime.

Une vieille femme reculée à la frontière de l’Ossétie du Sud en Géorgie prétend être la mère de Poutine. Avec tours et détours, l’auteur parvient à témoigner de la violence russe, des exactions du président, de l’instabilité qui règne dans la région, par la voix tremblotante de cette grand-mère. Abandonnée de tous, sans dents et sans argent, elle cherche à revoir ce fils qui fait sa fierté aujourd’hui. Femme malheureuse, seule, un peu simplette et naïve, elle n’hésite pas à pardonner les horreurs de son fils, en brandissant le drapeau de la religion.

Si douce et attendrissante au début, son masque tombe lorsqu’elle ordonne à son fils, Dieu, de venger les pauvres, de combattre les corrompus, les traîtres, enfin de combattre les maux nés de la politique de Poutine lui-même… Un sentiment de désolation et de chaos nous parvient encore avec la même ironie.

Si l’on rit des situations rocambolesques et des personnages parfois outranciers, la toile de fond politique et sociale ressemble toujours à un champ de ruines sur lequel personne pour l’instant ne peut reconstruire.

Lasha Boughadzé est un auteur à découvrir d’urgence pour celles et ceux qui ne l’ont jamais lu. Une prose radicale, lucide et pleine d’amour qui fouette et sonne l’alarme.

 

Le Président vient te voir ce soir
Le monde de Tsitsino
La maman de Poutine
De Lasha Boughadzé
Traduction du géorgien par Camille Behr, Sibila Guéladzé, Maya Mamaladzé, Donald Rayfield, Ania, Scetovaya et Clara Schwartenberg
Éditions l’Espace d’un instant
19€, 139 pages
www.sildav.org

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