Critiques // « Le monologue de la femme gelée » d’Annie Ernaux, mise en scène de Bernard Colin, Gare au théâtre

« Le monologue de la femme gelée » d’Annie Ernaux, mise en scène de Bernard Colin, Gare au théâtre

Juil 10, 2015 | Commentaires fermés sur « Le monologue de la femme gelée » d’Annie Ernaux, mise en scène de Bernard Colin, Gare au théâtre

article d’Anna Grahm

image_resize.php© 2015 GARE AU THÉÂTRE

Comme d’habitude, elle arrive les bras chargés de provisions. Et comme d’habitude, elle mesure ce fossé des générations qui s’est installé entre eux, silence qui a grandi au fil du temps entre elle et lui. Mais cette fois elle a décidé de chercher à s’expliquer. Mais cette fois elle veut creuser avec lui ces différences, tout ce qu’elle était avant lui, peut-être aussi pour comprendre ce qui n’a pas marché quand elle s’est mariée.

Elle parle avec chaleur, avec intensité de toutes ces vies qu’elle a traversé, de ces existences qu’elle a connu, elle parle comme sa mère ni pleureuse, ni véritablement heureuse dans sa peau d’épouse ménagère. Elle raconte à son fils, musicien comme son père comment elle est devenue une femme gelée.

Le destin dans toute son absurdité. De son enfance au voile de mariée. Les femmes du paysage de son enfance avaient le verbe haut et le corps fatigué. Des femmes à marmailles qui travaillaient pour la plupart à l’usine. Sauf sa mère, l’épicière, qui n’a eu qu’elle, et qui a rêvé pour sa fille unique d’une vie meilleure que la sienne. Et cette conquête d’une plus grande liberté va passer par l’instruction.

Mais le jeune homme au crâne rasé et queue de rat tressé qui gratte sa guitare écoute-t-il seulement ce qu’on disait aux filles d’alors, qui découvraient leur anatomie sans savoir la nommer, qui rougissaient d’un rien, d’un sexe de garçon à peine entrevu. Écoute-t-il vraiment ces projets d’avenir qu’on fomentait pour elles, et les rêves secrets qu’elle portait.

Jamais elle n’aurait imaginé être mariée un jour. Ni être cette femme à landau. Après le bac, elle avait choisi la littérature, elle avait visé plus haut que les pièges du quotidien dans lesquels elle était finalement tombée.

Cette femme lisse s’est glissée en elle sans crier gare, poussée par les bonnes notes et les sourires de ses pairs, poussée par le regard des autres et les métamorphoses du sien. Dès l’âge de douze ans, elle sut qu’il lui faudrait être gironde, sans poil aux pattes et avait depuis mis son corps sous surveillance constante. Très vite elle avait du saisir ce qui était à la mode et ce qui faisait péquenaude.

En réalité elle est entrée sans résistance dans cette voie rétrécie, oui, elle l’admet, le confesse avec sa voix rocailleuse, elle est entrée dans l’image de la fille parfaite et elle en crève. Aujourd’hui qu’elle débroussaille ses chemins de femme, elle réalise qu’aucun homme ne s’est intéressé à ce qu’elle faisait, que les choix de son mari se sont imposés peu à peu, écrasant lentement tous ceux de l’étudiante brillante qu’elle était.

Annie Ernaux n’a pas son pareil pour lister les libertés qui s’effritent, les habitudes qui s’installent, le cinéma le samedi, les infos tous les jours, l’amour seulement la nuit. La comédienne habite avec fougue la langue de l’écrivain, énumère les 1000 et une petite choses qui lacèrent une vie en commun, qui relèvent du mythe de Sisyphe, le partage de l’élevage, les biberons, les couches, le combat pour n’être jamais seule à nourrir et à torcher, toute cette vie de mère de famille encombrée de poussette et de layette, qui va du frigo au caddy, s’enlise dans la fatigue d’elle et de lui.

C’est ainsi qu’elle a vécu sans s’en rendre compte, éprise de rock toujours mais usée par la répétition des tâches qu’il faut sans cesse anticiper. C’est ainsi qu’elle a cherché à être une bonne épouse, une bonne mère, dispensatrice de savoirs, cette femme totale qu’elle s’est éreintée à atteindre à l’échelle du couple, à l’égard de son enfant, c’est ainsi qu’elle entretient malgré tout cette liberté si chère, qu’elle veille sur ce délicat équilibre à travers les âges. Les enjeux de ce début de XXI siècle sont toujours les mêmes pour les femmes. Education et volonté féroce pour avoir tous les choix. Pour être à la fois multiple et unique.

Le monologue de la femme gelée
Texte Annie Ernaux
Adaptation Violaine Vérité
Mise en scène Bernard Colin
Composition musicale Adrien Tricot

du 8 au 12 juillet 2015 à 18h

Gare au théâtre de Vitry
13 rue Pierre Sémard – 94400 Vitry sur seine
réservation 01 55 53 22 22
www.gareautheatre.com

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