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Le moche, de Marius von Mayenburg, mise en scène d’Aurélien Hamard-Padis, au Studio de la Comédie-Française

Avr 01, 2025 | Commentaires fermés sur Le moche, de Marius von Mayenburg, mise en scène d’Aurélien Hamard-Padis, au Studio de la Comédie-Française

 

© Vincent Pontet

fff article de Denis Sanglard

Je m’aime moi non plus. Lette est moche. Si moche que son patron lui refuse de présenter en congrès son invention, un connecteur, et délègue son assistant incompétent mais bien plus présentable. Sa femme ne regardant de lui que son œil gauche lui confirme qu’il est bien moche mais que ça ne change rien, il est une belle personne et qu’elle l’aime quand même. Lette, au désespoir de tant de mocheté soudain crûment révélée change de visage. Vive la chirurgie esthétique ! Devenu monstrueusement beau, tout soudain lui réussit et les problèmes ne font que commencer, la folie de gagner le petit monde de Lette ; devant tant de beauté et de réussite afférente, bouleversant l’ordre des choses, tout le monde veut être comme Lette. Face à ses clones envahissants, ces avatars sans scrupules, Lette finit par tout perdre à commencer par son identité. Fable caustique de Marius von Mayenburg, petit bijou d’humour noir mâtiné d’absurde, aussi concise que précise dans son écriture où les répliques fusent et claquent, c’est un constat lucide sur cette société des apparences où l’identité importe moins que l’image, une image artificielle, fabriquée, qui se voudrait conforme à la norme, aux canons imposés du moment, et soumise au regard et jugement définitif d’autrui. La pièce est de 2007 mais déjà l’auteur pressentait sans doute et déjà les ravages des réseaux sociaux entraînant la perte de l’identité et l’explosion des relations humaines réduites à peau de chagrin, à quelques likes sur des applications. La transformation de Lette et son drame conséquent n’est que le symptôme et la révélation d’une société en mutation.

La mise en scène d’Aurélien Hamard-Padis, aussi incisive et franche que l’écriture de Marius von Mayenburg, ne s’embarrasse d’aucun détail inutile. Ça va vite, très vite et l’enchaînement des scènes est aussi fluide que la pratique du scrolle sur un IPad. Les répliques tombent drues, s’enchaînent sans temps mort. Dans ce décor clinique, d’une froideur chirurgicale, sans âme, à l’exception de Lette en sa laideur et beauté les comédiens passent d’un personnage l’autre sans transition, à vue et sans artifice. Il y a quelque chose de troublant à voir ainsi se dédoubler les personnages avec toujours le même visage qui dans un jeu de miroir vertigineux ne sont au final plus qu’une seule et même entité subversive et collective posant sur Lette qu’il soit laid ou qu’il soit beau un même regard ambivalent, avant de passer à leur tour sous le bistouri pour une version kafkaïenne, une réplique exacte et duplicable de Lette. L’opération chirurgicale, hilarante, n’est pas ici donnée à voir – un rideau blanc obturant le plateau -mais à entendre, bruit de scies et de marteau, de craquements sinistres, un véritable chantier. Mais ce visage refait n’est plus ici le miroir de l’âme de Lette mais l’instrument de sa propre destruction et celle d’une société dévoyée par le jeu des apparences. Désormais, et parodiant Serge Gainsbourg, la beauté des laids ne se voit plus sans délai.

Et sur ce plateau, dirigés au cordeau, les comédiens du Français font montre de tout leur talent et d’une certaine exultation communicative. Thierry Hancisse en tête, Lette se prenant au jeu d’une beauté nouvelle et inédite avant de s’effondrer devant les conséquences imprévues de son geste chirurgicale. Il faut l’entendre présentant (enfin) son invention, susurrant dans le micro ses avantages, plus crooner et cabot que vrp. Lire sur son visage devenu un fardeaux cette humanité vite déglinguée par cette beauté dont il ne maîtrise plus les effets, conscient des ravages intimes et sociétaux. Irrésistible de naïveté aussi devant les nouvelles perspectives qui s’ouvrent à lui avant la catastrophe et la folie qui le gagne. Une folie qui culmine avec la scène finale où Lette se réconcilie avec son double, comme narcisse se perdant dans son reflet, ne faisant plus qu’un avec lui. Inutile de confirmer l’immense talent de Thierry Hancisse qu’on lui connait et qui éclate ici encore. Sylvia Bergé impeccable, femme de Lette et épouse aimante ou vieille dame riche et amante perverse. Une double composition d’une grande subtilité entre rouerie et perversité sans jamais forcer le trait, toute en élégance vénéneuse. Jordan Rezgui (le chef de Lette et le chirurgien) et Thierry Godard (l’assistant de Lette et le fils de la vieille dame), idoines dans ces rôles doubles jetant le trouble à qui ils donnent, non sans humour, une once d’épaisseur d’amoralité et de cruauté. C’est un quatuor parfaitement accordé à cette partition caustique et grinçante. Aurélien Hamard-Padis signe ainsi une mise en scène aussi jubilatoire que réjouissante sans jamais désamorcer la profondeur de cette fable hautement corrosive et ô combien et tristement d’actualité.

 

© Vincent Pontet

Le moche, de Marius von Mayenburg

Traduction de Laurent Muhleisen

Mise en scène d’Aurélien Hamard-Padis

Scénographie : Salma Bordes

Costumes : Claire Fayel

Lumières : Jérémie Papin

Son : Antoine Richard

 

Avec Thierry Hancisse, Sylvia Bergé, Jordan Rezgui, Thierry Godard

 

Jusqu’au 4 mai 2025 à 18h30

Relâche lundi et mardi, ainsi que les 19, 20 avril et 1er mai

 

Studio de la Comédie-Française

99 rue de Rivoli

Galerie du Carrousel du Louvre

75001 Paris

 

Réservations : www.comedie-française.fr

 

 

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