© Justin Wadlow
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
Le livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa est un journal intime bouleversant à la langue magnifique. Le narrateur, un aide-comptable de Lisbonne, note du fond de sa firme obscure ses explorations intérieures. Il s’invente des vies, voyage sans bouger, ne supporte pas plus de trente minutes la fréquentation de ses semblables et observe de sa vigie toutes les illusions dont ils sont victimes. Ce bouffon du néant, sans passé ni avenir, ressemble à Godot et pratique comme Bartleby un art consommé de la litote.
Comment porter à la scène un auteur qui refuse la notion même d’espace-temps et dit n’être personne excepté l’attention portée au geste d’écrire lui-même, sa seule source de jouissance ? « Le désir s’est transmué en ce qui est capable, en moi, de créer des rythmes verbaux, ou de les écouter chez les autres. Je frémis de plaisir s’ils disent bien… », dit Pessoa.
David Legras relève la gageure en s’appuyant sur l’humour qui sourd du désespoir de ce récit des limbes. Le petit employé de bureau au costume étriqué qu’il incarne s’érige progressivement en observateur amusé de ses semblables dénué de toute acrimonie. Il jubile intérieurement de sa propre nullité ontologique, l’observe froidement et au final esquisse quelques pas de claquettes libératrices en murmurant « Si je tenais le monde entier dans ma main, je l’échangerais, j’en suis sûr, contre un billet pour la rue des Douradores », son quartier dans la ville basse. Le plateau des Déchargeurs se mue en maison de poupée sur un parquet penché comme le pont d’un bateau. Le narrateur nous entretient tout en rédigeant distraitement quelques libelles depuis son bureau d’écolier jusqu’à ce que sa montre à gousset sonne la fin de sa journée de travail.
David Legras porte ce spectacle de bout en bout. Il a composé une trame dramatique originale à partir des 700 feuillets épars retrouvés dans une malle et publiés à titre posthume. Son interprétation musicale alterne longues et brèves, allegro lors de certaines confidences au public, pizzicato susurré lors des retours sur soi. Seule une voix subtile pouvait donner chair à cette parole volubile oscillant constamment de l’insignifiance à la profondeur.
« Si un jour, disait Pessoa, dans un avenir auquel je n’appartiendrai plus, des louanges viennent prolonger la vie de ces pages, j’aurai enfin quelqu’un qui me comprenne, une vraie famille ». Venez rencontrer cette grande âme, notre frère de cœur, vous serez ému par l’intelligence d’un comédien au sommet de son art.
© Justin Wadlow
Le livre de L’intranquillité, écrit par Fernando Pessoa
Mise en scène par David Legras
Lumières : Dan Imbert
Décors : Jacques Poix- Terrier
Costumes : Jérôme Ragon
Chorégraphie : Ana Yepes
Du 04 au 28 mai 2022 du mercredi au samedi à 19 h 15
Durée du spectacle : 1 h 15
Théâtre des Déchargeurs
3 rue des Déchargeurs, Paris 1°
Réservation : 0142360050
www.lesdechargeurs.fr
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