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Le Grand Inquisiteur, d’après Fédor Dostoïevski, mise en scène de Sylvain Creuzevault, Odéon-Théâtre de l’Europe / Festival d’Automne à Paris

Sep 30, 2020 | Commentaires fermés sur Le Grand Inquisiteur, d’après Fédor Dostoïevski, mise en scène de Sylvain Creuzevault, Odéon-Théâtre de l’Europe / Festival d’Automne à Paris

 

 

© Simon Gosselin

 

 

ƒƒ article de Denis Sanglard

Penser est fondamentalement coupable*. Le Grand Inquisiteur, conte noir et philosophique au centre du roman de Dostoïevski Les frères Karamazov, devient pour Sylvain Creuzevault matière à réflexion sur les nouveaux Torquemada et notre servitude volontaire. Jésus descend sur terre mais en pleine inquisition. Reconnu, arrêté, interrogé par le Grand Inquisiteur qui le condamne au bûcher : Jésus met en danger la politique même de son Église en offrant aux hommes de croire en Lui, en somme d’être libres en refusant la tentation comme au désert. Or, pour l’Église être libre c’est désormais céder aux tentations, accepter les mystères, les miracles et l’autorité. C’est abdiquer, consentir, être assujetti. Bref, injonction paradoxale, être libre, c’est se soumettre. Ressort de toute domination, de toute dictature, morale, spirituelle, politique.

C’est ce processus-là, toujours à l’œuvre, de dominations, de maîtrise absolue du pouvoir totalitaire, de l’économie et de notre abêtissement ayant conduit à la barbarie ultime, Auschwitz, que Sylvain Creuzevault interroge avec urgence. Quels sont les nouveaux Torquemada, les nouvelles religions et politiques, les nouveaux bûchers, qui depuis le XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui sont à l’œuvre ? Quels processus malins mènent aux totalitarismes ? Socialisme, communisme, ultra-libéralisme…

Sylvain Creuzevault sème le chaos et la folie sur le plateau. Après un début des plus classique, illustration quasi littérale et théâtrale du conte, où l’on craint le pire et l’ennui, surgissent, avec force, Donald Trump et Margaret Thatcher.  Avec eux entrent avec fracas la farce, le grotesque. La caricature et l’outrance dans ce qu’elle peut avoir de plus noble et de plus indispensable. Citant Jean Genet pour qui les Frères Karamazov est « une bouffonnerie énorme », Sylvain Creuzevault n’hésite pas. Ces deux-là, parangon d’un ultra-libéralisme dévastateur, sont bientôt rejoint par Staline. Le Christ pour l’heure, dans une cène gore hallucinante, est promptement lapidé, équarri, et bouffé jusqu’à la moëlle par ces trois-là, ignorant tout, semble-t-il, de la transsubstantiation, appliquant à la lettre « Prenez et mangez ceci est mon corps. » Le Pape, étrangement passif au long de cette création, ne sera pas en reste, lui qui, complice de ce massacre, ramasse les bouts épars comme autant de futures reliques. Et si Hitler ne participe pas au festin il est bien là, lui aussi. Et chacun d’y aller de son exégèse, défense et illustration de la fable à l’aune de leur propre politique désastreuse et mortifère… Le communisme est une nouvelle religion déclare Staline. L’apparition de Karl Marx pour contredire l’impétrant n’aura pas plus d’effet que les explications du Christ devant Torquemada. Jésus, Karl Marx même combat. Cela pourrait sembler grotesque, cela vous cisaille par sa justesse. Au milieu de ce maëlstrom, soudain, un instant suspendu : Sylvain Creuzevault convoque Heiner Müller et il faut entendre son analyse sur l’effondrement des religions et le processus intellectuel qui mène à Auschwitz. Pressenti, déjà, par Dostoïevski. Imparable. Où le seul recours devant l’anéantissement serait la grâce*. Point de grâce ici mais du gras, et du bon, dans cette création bien plus dense et intelligente qu’il n’y paraît sous le rictus de ces clowns tragiques et pathétiques. Sous le trait épais un état du monde depuis l’aube du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui se dessine, glaçant et dramatiquement juste. C’est Trump, terrible logique, qui clôt ce carnaval infernal en reprenant littéralement un extrait du discours du grand inquisiteur. Et là, on ne rit plus. Du tout. Et l’on se souvient de cet avertissement affiché sur le rideau de fer : « Éternelle rébellion quoi qu’il en soit. »

*Heiner Müller « Fautes d’impression », traduction Jean Jourdheuil, l’Arche juillet 1991

 

 

© Simon Gosselin

 

 

Le Grand Inquisiteur d’après Fédor Dostoïevski

Mise en scène de Sylvain Creuzevault

Avec Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Sylvain Sounier

Traduction française André Markowitz

Adaptation Sylvain Creuzevault

Dramaturgie Julien Allevena

Scénographie Jean-Baptiste Bellon

Lumière Vyara Stefanova

Création musique Sylvaine Hélary, Antony Rayon

Costumes Gwendoline Bouget

Maquillage Mytil Brimeur, Judith Scotto

Masques Loïc Nébréda

Son Michaël Schaller

Vidéo Valentin Dabbadie

 

Du 25 septembre au 18 octobre à 20 h

Le dimanche à 15 h

Relâche le 27 septembre et le 11 octobre

 

 

Odéon-Théâtre de L’Europe

Place de l’Odéon

75006 Paris

Réservations 01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.eu

 

 

 

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