Critiques // « Le Grand Inquisiteur » d’après Dostoïevski, adaptation Mladen Materic à la Bastille

« Le Grand Inquisiteur » d’après Dostoïevski, adaptation Mladen Materic à la Bastille

Mar 29, 2010 | Aucun commentaire sur « Le Grand Inquisiteur » d’après Dostoïevski, adaptation Mladen Materic à la Bastille

Critique de Pauline Decobert

L’ultime question

L’homme est-il capable d’être libre? Cette question philosophique et religieuse est au centre de cet extrait du roman Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Puisque le libre choix entre bien et mal se présente comme un poids trop lourd pour la plupart des hommes, nous sommes confrontés à une alternative terrible : soit cette liberté naturelle à l’homme écrase l’espèce entière dans le malheur, soit une poignée d’hommes, qui doivent se sacrifier en martyrs, prennent sur eux cette charge et le reste de l’humanité s’épanouira dans le bonheur de la soumission et de l’ignorance.

© François-Xavier Tourot

Ce dilemme est à l’origine présenté par Ivan, athée, à son frère Alexeï, tout juste engagé dans la vie monastique. Il raconte une histoire qui se déroule à l’époque de l’Inquisition espagnole : alors qu’on brûlait encore les hérétiques sur des bûchers, le Christ apparaît parmi les gens du peuple, reconnu et adoré pour les miracles qu’il produit. Mais le Grand Inquisiteur, fait arrêter le Messie et promet de le faire brûler vif le lendemain matin. Au cours de la nuit, il l’interroge, et tente de lui faire comprendre qu’il n’a pas de rôle à jouer au sein de l’humanité ; il ne peut que déranger l’institution établie par l’Eglise. Il accuse le Christ d’avoir mal jugé la nature de l’homme et de ne lui apporter que la souffrance sous les traits de la liberté! Pourtant, celui-ci n’est venu qu’en vue d’apporter la rédemption à son peuple pécheur (il montre notamment l’exemple en rejetant les trois tentations de Satan, selon les Évangiles : changer les pierres en pains, sauter dans le vide et se laisser rattraper par les anges pour prouver qu’il est le fils de Dieu, se prendre pour le maître du monde). Mais l’Inquisiteur, en fait désenchanté par la perte de la foi, saura-t-il convaincre le Christ lui-même ? Le brûlera-t-il vraiment ou sera-t-il déconcerté par cet être qui se présente comme exempt de toute haine (le contexte est tout de même emprunt de catholicisme) ?

Question Sacrée

© François-Xavier Tourot

Le choix de Mladen Materic, qui a adapté le texte et mis en scène le spectacle, semble viser à débarrasser le texte de son contexte historique et religieux. Le Christ est un jeune homme habillé dans la plus grande humilité, l’Inquisiteur en tenue moderne de ville. Le tout sur une scène sobre. Finalement, c’est plus un combat entre deux êtres, entre deux positions philosophiques, symbolisées chacune par un siège (un tabouret simple contre un fauteuil confortable ouvragé, cuir clouté). Alors que l’inquisiteur s’use tout le long de la pièce à défendre sa conception du rôle et du pouvoir religieux, le Christ reste silencieux. Il est dommage que celui-ci s’exprime pourtant à travers certains actes comme par exemple des changements soudains et inexpliqués d’éclairages, mouvements d’objets etc… (ce devrait être miraculeux, éblouissant, or ça ne peut pas l’être, on a plutôt l’impression d’avoir affaire à du paranormal en toc). Il n’est rien à reprocher au jeu des deux acteurs, Thierry Dussout et Gustavo Frigerio. Mais comme souvent dans les spectacles de théâtre qui reprennent des textes d’une époque non contemporaine, le parti pris consiste à moderniser l’œuvre en habillant les acteurs comme des gens normaux et quotidiens. On nous montre le parcours réflexif d’un homme dont le jugement, pourtant dur comme fer au début, finit par vaciller, déconcerté par les dons du Christ et par ses réactions qui ne sont qu’amour pur. Or, ce qui est profondément effarant dans cette œuvre de Dostoïevski n’est pas seulement l’enjeu du dilemme posé en tant qu’il concerne l’humanité entière, il y a aussi le fait qu’il est désespérant parce qu’insoluble. On est inéluctablement dépassé par cette question qui transcende notre entendement naturel, alors même qu’on ne peut être indifférent de par cette même nature qui est la nôtre. Cette interrogation déchirante doit être suprême même si elle est intemporelle : l’échange a lieu entre le fils de Dieu et l’homme le plus puissant sur Terre. C’est un gouffre infini de turpitudes qui s’ouvre devant nous, c’est l’ultime question. La Liberté même est mise à l’épreuve. Cette dimension « sacrée » ne semble pas avoir été remarquée par Mladen Materic, au contraire on a l’impression d’être dans une situation presque banale.

Le Grand Inquisiteur
D’après : Fiodor Dostoïevski, « Les Frères Karamazov »
Par : la Compagnie Tatoo Thêâtre
Adaptation, mise en scène et scénographie : Mladen Materic
Avec : Thierry Dussout etGustavo Frigerio
Collaboration artistique : Vesna Bajcetic
Création lumière et régie : Bruno Goubert
Costumes : Odile Duverger
Construction décors : Pierre Dequivre et « La Fiancée du pirate »

Du 23 mars au 2 avril 2010

Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette, 75 011 Paris
www.theatre-bastille.com

theatretattoo.com

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