© Antoine Agoudjian
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Au delà des ténèbres, deux pièces écrites et mises en scène par Simon Abkarian. Le dernier jour du jeûne et L’envol des cigognes, un diptyque, une tragédie méditerranéenne circonscrite à un quartier au centre duquel la maison de Nouritsa et de Théos. Pas plus de précision, c’est ici et ailleurs, c’est hier et aujourd’hui. C’est toute l’histoire du monde et son drame enclose dans ce quartier où l’on parle haut et fort, crû et dru. C’est offrir à chacun des spectateurs sa propre et intime géographie et son temps. Le dernier jour du jeûne où le destin de six femmes, au centre desquelles la Nouritsa, mère consolatrice toute puissante aussi rouée que généreuse, ses deux filles que tout oppose, Zéla qui attend l’homme idéal, Astrig qui rêve d’émancipation, la tante Sandra, érudite et folle et Vava la voisine qui colporte les rumeurs. Et puis les hommes. Théos le père, Elias le fils unique, Aris le fiancé d’Astrig, Xenos l’étranger, Minas le boucher. Et sa fille Sophia, soudain muette… C’est une histoire d’enfermement et de résistance où les femmes prisonnières d’un patriarcat ancestral et millénaire, de la tradition séculaire, défient à leur façon les hommes tout puissant. Pas des héroïnes, non, mais une façon de les tenir fermement parce que la faiblesse des hommes, leur peur, elles savent. Le drame de Sophia est le révélateur de cette lutte souterraine qui inerve les relations entre les deux sexes et révèle la force immarcescible de ces femmes. L’envol des cigognes voit le quartier ravagé par la guerre civile et religieuse. Le voisin d’hier est devenu l’ennemi d’aujourd’hui, l’ami un étranger, le frère un bourreau. Comment survivre à l’horreur ? Garder un semblant d’espérance quand tout semble irrémédiablement perdu ? La famille de Nouritsa recueille et adopte Orna, une jeune fille rescapée d’un massacre, violée par ses geôliers. Cette arrivée-là et la vengeance qu’elle appelle va ébranler la maison de Nouritsa et de Théos. La guerre et son cortège de massacres révèle chacun et redéfinie le destin de cette famille. La résistance, la lutte n’est plus à l’extérieur, d’un quartier à l’autre, d’une rue à l’autre mais désormais à l’intérieur. Il faut lutter désormais sur les deux fronts pour ne pas sombrer, perdre ce qui reste d’humanité en soi. Alors et malgré tout, malgré les snippers et les rafales qui vous fauchent, on continue de vivre. A s’aimer en terrain ennemi, à croire, à rêver de terrain de golf, à partager le peu de pain qui reste… Simon Abkarian signe une fresque flamboyante. Une mise en scène de facture certes classique mais d’une énergie et d’une générosité qui vous embarque fissa dans cette épopée humaniste. Elle circule à tout à l’allure et sans temps mort, aidée par une scénographie ingénieuse et mouvante. Avec ça, et c’est une des forces de cette création, une langue tout à la fois triviale et lyrique, poétique mais jamais sans emphase. C’est une langue puissamment, magnifiquement vivante, on y parle crûment de sexe et de la mort. Ce qui revient au même, c’est au fond la même guerre. Et c’est cette langue véloce, acérée, en circulation constante, donnant la vie comme le coup de grâce, qui impulse son rythme à cette mise en scène d’une grande fluidité. Comme dans toute tragédie la parole est action. Simon Abkarian exprime avec acuité cette urgence à vivre, à résister. Et c’est bien cette langue éclatante qui est le premier et le dernier acte de résistance. Et de violence, aussi. C’est à la fois terriblement drôle et d’une gravité qui vous fouaille salement. Et tout cela est porté au plus haut par une troupe, une famille – véritablement – de comédiens au diapason avec en son centre Arianne Ascaride, solaire et terrienne, pythie et mater dolorosa ne s’en laissant pas compter. Mais il faudrait les nommer tous tant chacun apporte une part d’humanité dans toute sa complexité et ses contradictions quand se débattant pour survivre et résister. Leur engagement total donne un sacré souffle à cette épopée tragique au centre de laquelle les femmes, pour reprendre Aragon (in Zadjal de l’avenir), sont l’avenir de l’homme. Un théâtre brûlant d’actualité, indispensable aujourd’hui.
© Antoine Agoudjian
Le Dernier jour du jeûne / L’envol des cigognes
Ecriture et mise en scène Simon Abkarian
Collaborateur artistique Pierre Zadié
Lumières Jean-Michel Bauer
Son et vidéo Olivier Renet
Décor Noëlle Ginefri-Corbel
Régie Générale Pierre-Yves Froehlich
Régie plateau Laurent Clauwaert et Maral Abkarian
Accessoires Philippe Jasko
Costumes Anne-Marie Giacalone
Régie Maral Abkarian
Danse Philippe Ducou
Photo Antoine Agoudjian
Avec Simon Abkarian, Maral Abkarian, Ariane Ascaride, Serge Avédikian, Assaâd Bouab, Pauline Caupenne, Laurent Clauwaert, Delia Espina Dief, Marie Fabre, Victor Fradet, Eric Leconte, Eliot Maurel, Océane Mozas, Chloé Rejon, Catherine Schaub-Abkarian, Igor Skreblin
Du 5 septembre au 14 octobre 2018 à 19h30
En alternance du mercredi au vendredi, intégrale du diptyque les samedis et dimanches à 16h le samedi, 13h le dimanche
Théâtre du Soleil
Cartoucherie de Vincennes
Route du Champ de manœuvres
75012 Paris
Réservations 01 43 74 24 08
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