ƒƒ article de Denis Sanglard
Splendeurs et misères des esthéticiennes et des comédiennes. Le corps des autres, réflexion sur l’injonction faites aux femmes du corps parfait. Elles sont deux sur le plateau mais aux deux bouts d’une chaîne, Sophia, l’esthéticienne et Marine, l’actrice, œuvrant pour la même industrie, le même commerce, la fabrique de la beauté. Loin du cliché, l’auteure Marie Levy adapte pour la scène l’enquête d’Ivan Jablonka, au titre éponyme, où l’on découvre le monde singulier de ces femmes de l’ombre, les esthéticiennes, au plus près des corps de leur cliente. Confidentes le plus souvent mais aussi spectatrices lucides d’une comédie humaine où le regard, essentiellement masculin, impose une norme qui pourrait ici se résumer dans une lutte acharnée contre le poil, la graisse et la ride… Avec ce paradoxe qu’elles-mêmes ne peuvent s’affranchir de ce carcan qui leur est imposé, une question d’image devant la clientèle, quand tant d’autres femmes aujourd’hui à l’heure de #metoo s’en libèrent pour se réapproprier leurs corps devenu un enjeu d’émancipation. C’est aussi leur condition, proche − sinon équivalent − du prolétariat et de l’exploitation, qui est dénoncée. Pour un métier choisi, une abnégation qui finit par lasser parfois. Un idéal qui s’effrite devant une réalité moins glamour qui les métamorphose en VRP d’une industrie cosmétique. Autre paradoxe, les actrices. C’est sur le documentaire de Delphine Seyrig Sois belle et tais-toi que Marie Levy appui son argumentaire. Le corps de l’actrice comme produit commercial et de marketing dans l’usine cinématographique, sur lequel on investit et que l’on peut remodeler physiquement pour qu’il corresponde aux normes du marché. A ce titre l’entretien avec Jane Fonda, donné ici, est sans appel. Et qui trouve dans les égéries de grandes marques de luxe son prolongement. Mais pour celles qui osent s’affranchir des normes imposées et montrer leurs poils aux aisselles, Julia Roberts en étendard, il est encore des détracteurs, dont nombre de femmes. C’est ce procès-là, intenté aux femmes par d’autres femmes, qui intéresse aussi l’auteure de cette pièce qui puise dans Mona Cholet et son essai Beauté fatale, sur la tyrannie du look. Tyrannie imposant de fait un stéréotype sexiste enfermant les femmes, qui ne pourraient vivre que dans la séduction, dans une subordination, une aliénation, voire une haine de soi. C’est tout ça qui est brassé dans cette création composite. Ce pourrait être un pensum, ça ne l’est heureusement pas. Si le propos est résolument engagé et féministe, n’éludant aucun paradoxe, il est rondement mené, non sans humour, par Rosalie Comby (l’actrice & la directrice de l’institut de beauté) et Chloé Lasne (l’esthéticienne). Le sujet est d’importance et d’actualité mais les dialogues sont vifs, rythmés, mis en situation avec originalité pour ne jamais vous assommer d’une pensée didactique. La mise en scène ne révolutionnera pas le genre mais quelques belles idées (la reprise des poses iconiques de stars pour un parfum célèbre comme un voguing infernal qui accuse par leur accumulation les clichés de la féminité…), quelques trouvailles (une voix de synthèse qui déréalise et robotise la femme comme un pur produit…), et une direction d’actrices au cordeau, toutes deux impeccables, retiennent l’attention.
Le corps des autres, d’après Le corps des autres d’Ivan Jablonka et Sois belle et tais toi de Delphine Seyrig, adaptation et mise en scène de Marie Levy
Collaboration artistique Samuel Petit
Avec Rosalie Comby et Chloé Lasne
Du 9 octobre au 4 décembre 2021, tous les samedis à 19 h
Du 8 au 29 janvier 2022, tous les samedis à 19 h
Théâtre de la flèche
77 rue de Charonne
75011 Paris
Réservations
01 40 09 70 40
Tournée :
Du 16 au 22 avril, festival du JTN, Paris
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