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L’Amante anglaise, de Marguerite Duras, mise en scène d’Émilie Charriot, aux Ateliers Berthier-Théâtre de l’Odéon, Paris

Mar 25, 2025 | Commentaires fermés sur L’Amante anglaise, de Marguerite Duras, mise en scène d’Émilie Charriot, aux Ateliers Berthier-Théâtre de l’Odéon, Paris

 

L’Amante anglaise de Emilie Charriot à Vidy Lausanne

© Sébastien Agnetti

 

 

ƒƒƒ article de Sylvie Boursier

Claire Lannes a tué sa cousine sourde et muette, découpé le corps et jeté les morceaux dans des trains de marchandises qui passent sous un viaduc près de chez elle, puis avoue sans difficulté son crime mais ne peut en expliquer la raison. Où a-t-il été commis ? Dans la forêt ou dans la cave, à quatre heures du matin ? Pourquoi des débris humains sont-ils découverts dans différentes gares en France ? Où est la tête ?  « On ne m’a jamais posé de questions. Ma route est allée droit vers ce crime, dit-elle ». Un interrogateur (Nicolas Bouchaud) cherche à comprendre en questionnant son mari, Pierre Lannes (Laurent Poitrenaux) puis Claire elle-même (Dominique Reymond).

La menthe en glaise, L’Amante anglaise, un titre en forme de contrepèterie, Pierre Lannes explique « Elle demandait des conseils […] pour la menthe anglaise, elle demandait comment la garder dans la maison, l’hiver. La menthe, elle écrivait ça comme amante, un amant, une amante. Et “anglaise”, “en glaise”, comme “en terre”, “en sable” », Claire utilise les mots comme des choses, prend littéralement le langage au pied de la lettre « Si je l’ai découpée en morceaux et que j’ai jeté ces morceaux dans le train, c’est que c’était un moyen de la faire disparaître, mettez-vous à ma place, quoi faire ? »…]. Logique, elle est pleine de bonne volonté pour répondre à ce qu’on attend d’elle.

Une paillasse blanche de bloc opératoire où deux chaises se font face, la lumière restera allumée dans la salle jusqu’au bout pour cette dissection d’un couple avec passage à l’acte. Émilie Charriot fait résonner la musique de Duras en prenant le contrepied de l’auteur, célèbre pour ses silences et l’étonnante étrangeté de son univers. Chez elle, le trio s’incarne, se jauge, s’épie, va des gradins à la scène, réfléchie, se fait face, respire, tragi-comique à son insu « il y a eu deux choses : la première c’est que j’ai rêvé que je la tuais. La deuxième c’est que lorsque je l’ai tuée, je ne rêvais pas, dit Claire ».

Pierres Lannes affirme qu’un crime devait avoir lieu de toute façon, qu’il aurait pu être la victime. On se dit que ça aurait pu être lui l’assassin et elle la victime. Laurent Poitrenaux donne à son rôle un aplomb et une répartie incroyable, avec une présence solide, une façon d’être ancré au sol sur une diction qui appuie là où ça fait mal « Elle était comme fermée à tout et comme ouverte à tout, on peut dire les deux choses, rien ne restait en elle, elle ne gardait rien. Elle fait penser à un endroit sans portes, où le vent passe et emporte tout. » Bref, une maison vide. Il tourne autour de sa femme, l’observe, tel un vautour, d’une inclinaison du buste, de biais, de dos, du coin de l’œil. Émilie Charriot construit une tension écrasante entre ces deux êtres.

Nicolas Bouchaud introduit la situation en nous racontant un fait divers croustillant survenu à Paris en 1981, un étudiant japonais tue et viole l’une de ses camarades de promo hollandaise puis découpe et mange certaines parties de son corps. Claire, une madame tout le monde après tout, sauf quand un écrivain s’en mêle et qu’un metteur en scène projette des spectateurs dans un monde aussi familier que différent du leur. A contre-emploi de son registre habituel, le comédien, légèrement narquois nous explique la différence entre un fait divers et une information. Il prend en charge avec beaucoup de sobriété les pensées qui nous traversent. Où est la folie, où se cache-t-elle, est-il si sûr que nous en soyons indemnes, ou bien au contraire, est-il si évident que nous en soyons porteurs ? On le verra progressivement abandonner la place, entortillé dans ses propres questions.

Dominique Reymond mène la danse de son port de cygne, alterne vivacité et prostration d’un simple mouvement de tête, avec une sorte de neutralité intéressée. De son mari, elle dira « il était trop haut pour la maison ». On la voit se transformer, d’une inconnue qui a tué, elle devient enfin quelqu’un, elle a une place dans la société et même si c’est celle d’un assassin, c’est mieux que rien. Elle essaie de motiver l’interrogateur à poursuivre : « Moi, à votre place, j’écouterais. Écoutez-moi ». Très intelligemment Émilie Charriot insère un extrait de l’entretien télévisuel culte de Marguerite Duras avec un petit garçon de sept ans où il est question du futur et de l’école. Nous mesurons le projet de l’écrivain, écouter l’accusé.

Cette mise en scène est bouleversante par ce qu’elle produit en nous, nous révélant de façon radicale comment la psychose peut être plus vraie que nature et somme toute assez banale, nous en sommes porteurs d’une certaine façon.  Les trois acteurs donnent à chacun le sentiment d’être non pas un spectateur, mais un interlocuteur dans l’oreille de qui tombe une pensée sans cesse en mouvement. Un formidable spectacle sur le pouvoir performatif de la littérature et du langage, retourné comme un gant, cette Amante anglaise passionnante fera date.

 

L’Amante anglaise d’Émilie Charriot à Vidy Lausanne

© Sébastien Agnetti

 

L’Amante anglaise de Marguerite Duras

Mise en scène : Émilie Charriot

Dramaturgie : Olivia Barron

Lumière et scénographie : Yves Godin

Costumes Caroline Spieth

Avec : Nicolas Bouchaud, Laurent Poitrenaux, Dominique Reymond

 

Jusqu’au 13 avril 2025

Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h

Durée : 1h40

 

Ateliers Berthier

1 rue André Suarès

75017 Paris

 

Réservations :

01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.eu

 

 

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