© Jean-Louis Fernandez
ƒƒ article de Paul Vermersch
Présenté cette saison à Lyon, L’affaire Makropoulos, mis en scène par Richard Brunel, propose une transposition énergique et vivifiante de l’opéra de Leoš Janáček. Traversé par la réinterprétation dramaturgique pétillante et radicale de Catherine Ailloud-Nicolas, l’opéra se déploie d’une traite et saisit le spectateur dans un geste assumé et réjouissant.
Difficile de venir résumer l’argument compliqué de l’affaire Makropoulos en quelques mots : une cantatrice (Emilia Marty) apparaît dans une affaire juridique qui concerne l’héritage d’une vieille maison. Querelle entre les descendants, Emilia tranche : certains papiers, dans une certaine armoire, permettraient de résoudre l’affaire en faveur d’un certain Albert Gregor, et il faut les récupérer.
De cette situation très concrète on glisse doucement dans une fable plus fantastique : ladite Emilia s’avère être née Elina Makropoulos, en 1575, et aurait profité d’une jeunesse de 300 ans grâce à une formule magique composée par son père pour le roi de l’époque. En réalité, elle utilise cette affaire d’héritage pour récupérer la formule qui se trouve dans le manoir que l’on se dispute. On apprend en effet au fil du spectacle, qu’elle a habité dans ce-dit manoir des décennies auparavant, sous une autre identité et avec son amant, de l’union desquels est né cet Albert Gregor qui se bat désespérément pour récupérer son bien légitime.
D’autres intrigues subalternes mettent en avant d’autres personnages, qui à leur tour compliquent encore cette situation. Mais on pourrait s’en tenir à ceci : traversant les âges et les identités, la cantatrice Elina Makropoulos, mourante et lasse d’une existence dont elle a usé tous les plaisirs, cherche à récupérer cette formule magique pour la détruire.
Une trame que la mise en scène reprend dans son axe le plus philosophique : « Si l’on nous offrait l’immortalité sur la terre, qui voudrait accepter ce triste présent » Jean-Jacques Rousseau.
Hyper-vitalité et dramaturgie du glissement
Ce qui attrape très fort dans la proposition c’est la grande fluidité avec laquelle se déploie l’intrigue, dont on nous fait parvenir le caractère efficace, ludique, rythmé. Retransposé dans un univers américain / film noir / thriller des années 60, la mise en scène annonce d’ores et déjà le projet du spectacle : un arc narratif rapide et en mouvement (malgré sa grande complexité) et une théâtralité nette et accessible, tant dans sa dimension très naturaliste que fantastique.
Il est particulièrement plaisant de découvrir que la forme se construit autour de sa propre réflexivité : elle n’essaie pas de cacher l’aspect hermétique de l’intrigue, elle le traite. Pour exemple, lors du premier acte, au plateau, un tableau de craie sur lequel on dessine la généalogie dont il est question. Pour exposer au public plus clairement les rapports de filiation dont on parle d’abord, mais surtout pour être clair avec lui : c’est très compliqué. Alors que le moyen employé semblerait didactique ou un peu facile, il a surtout pour effet de placer tous les personnages au cœur de cette complexité et la fait exister concrètement au plateau. La sensation c’est celle-ci : on est au présent.
La scénographie, pensée sur deux étages, surprend tout de suite par un système d’apparition et de disparation : le décor arrive par jardin et disparaît par cour (parfois l’inverse). Tout s’installe et se désinstalle pendant que les scènes continuent. On passe du cabaret au bureau d’avocat, l’environnement s’efface et se module dans un mouvement dont on a l’illusion qu’il est permanent et régulier. Cette grande fluidité embarque dans un mouvement que rien ne vient interrompre sinon la mort (symbolique) d’Emilia Marty à la dernière scène. Pris dans le flux de cet environnement mouvant, le spectateur est aspiré par l’intrigue qui évolue librement : les accessoires dont on a besoin sur le moment apparaissent quand nécessaires, les escaliers pour monter à l’étage se matérialisent quand il faut se déplacer… Les contours de la forme glissent et se transforment en cadrant notre regard tout du long et sans qu’on s’en aperçoive, le récit file et l’on a été porté.
Le sentiment de vitalité est à la fois porté par la grande énergie des interprètes mais surtout par une certaine radicalité de la mise en scène qui surprend mais séduit. Le code de jeu employé tout du long de la pièce est celui d’une théâtralité un peu grotesque, parfois outrancière, et pourtant, les actions et réactions des personnages demeurent très sincères dans cette sorte d’excès. On crie en slip près du piano, on se recoiffe nonchalamment au moment du suicide d’un fils : bizarrement la forme le permet. Un registre comique ? Boulevard même presque lorsque le pistolet est sorti du tiroir ? Un mélange délicat et pas poussif, qui toujours vient convoquer au plateau l’énergie nécessaire pour rendre toutes ces intrigues concrètes et savoureuses, en révélant leur potentiel comique.
Dire peut-être aussi tous les raffinements de la mise en scène, qui, dans les détails, propose aussi un espace symbolique que l’on peut prendre pour soi et relier comme on l’entend à l’intrigue : toutes sortes de vieillards qui apparaissent et disparaissent et que l’on reçoit comme les amants vieillis d’Emilia Marty restée toujours jeune, la dimension labyrinthique de la scénographie qui en fond de scène déploie un jeu complexe de portes dont on ne saura trop rien, qui, à l’image de toutes les vies vécues par Emilia, laissent entrer tous les personnages du présent et du passé, cette armée de créatures bizarres en charge de faire opérer la formule, cette énigmatique image de fin qui vient conclure l’opéra avec un piano en feu … Visuellement, les tableaux s’enchainent et les images ne sont pas complètement closes : on peut s’y faufiler.
Revers de la médaille peut-être : au sortir de la forme, la sensation d’avoir sûrement manqué d’échappée dans cette grande efficacité. La citation de Rousseau mise en exergue dans le livret ne semble pas avoir vraiment travaillé au fil du spectacle, et l’on ressort un peu plein de toute cette vie, de tous ces rebonds. Toute une dimension plus sensible sur la grande lassitude du personnage, parce que souvent (même si pas toujours) traité dans l’humour, apparaît en mineur et manque un peu. De même, la réflexion méta-opératique portée par le personnage de Krista, future cantatrice dont la problématique est de ne plus parler pour laisser sa voix de chanteuse apparaître, n’est traitée que par ce tableau final dont on a un peu du mal à tirer un vrai propos. La formule de jouvence est-elle une réponse à la transmission d’un lourd savoir de l’opéra dont l’on ne pourrait s’emparer qu’après 300 ans de vie sur cette terre ?
Difficile pour une forme d’opérer à son endroit et ailleurs : on sort de salle réjouis de cette traversée, et évidemment stupéfaits par la prouesse musicale et vocale, dont il a été peu question ici mais qu’il faut bien sûr saluer.
© Jean-Louis Fernandez
L’affaire Makropoulos, opra écrit et composé par Leoš Janáček
Direction musicale : Alexander Joel
mise en scène : Richard Brunel
décors et costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : Laurent Castaingt
Dramaturgie : Catherine Ailloud-Nicolas
Chefs des coeurs : Benedict Kearns
Avec :
EMILIA MARTY Ausrine Stundyte
ALBERT GREGOR Denys Pivnitskyi
VÍTEK Paul Curievici
KRISTA Thandiswa Mpongwana
JAROSLAV PRUS Tómas Tómasson
JANEK Robert Lewis
MAÎTRE KOLENATÝ Károly Szemerédy
LE COMTE HAUK-ŠENDORF Marcel Beekman
UN MÉDECIN Paolo Stupenengo
Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon
SOLISTES DU LYON OPÉRA STUDIO
Du 14 au 24 juin 2024
Durée du spectacle : 1h45
Opéra de Lyon
1 place de la comédie
69001, Lyon
réservations : www.opera-lyon.com
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