ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Il ne s’agit pas de faire mentir une absence, de passer outre. Il s’agit au contraire de passer et repasser, et, chemin faisant dans l’impressionnisme des mots de buée, voir apparaître le tracé d’une sente circulant dans les méandres du temps (je ne sais pourquoi mais c’est l’auteur norvégien Tarjei Vesaas qui me vient ici en aide). Dans les passées de François Tanguy, admirable sous-titre de cette conversation de Laurence Chable avec Olivier Neveux, publiée par les Éditions Théâtrales, irradie ce qu’il faut de dépaysement pour muer la curiosité vers bien autre chose qu’un festin de pierre, maintenant que l’œuvre est close par la disparition soudaine de François Tanguy en décembre 2022. Car ces « passées », outre le fait que le terme semble opportunément dégenrer et démultiplier un singulier « passé » qui n’eut justement de cesse, telle une infatigable Pénélope à son métier, de faire et défaire le théâtre, échappant au genre même, l’affranchissant jusqu’à atteindre à une mathématique exponentielle du sens, insufflant sa poésie hirsute dans l’ensauvagement des formes endormies de l’art, ces passées, donc, désignent les traces, pour qui les observe, qu’inscrivent les oiseaux, les animaux sauvages, dans le ciel et sur la terre, lors de leur passage à l’aube et au crépuscule. La voix sur l’épaule est indéniablement un livre à l’affût, s’essayant avec une lumineuse et intranquille intelligence à pointer l’indiscernable, à formuler l’ineffable d’un geste artistique, livrant ces mots choisis comme un sable fin tamisé par le crible d’une redoutable justesse : comment évoquer une œuvre qui a toujours cherché à ne jamais se laisser circonscrire, et qui, dans son affirmation même, s’exhibe pareille à un roi nu sans rien préempter du sens et de la vie qui la traversent en toute liberté ? Comment dire alors sans amoindrir l’horizon ni figer la vitalité d’un tel acte dont chaque spectateur peut encore ressentir en lui le tressaillement bien des années après ? Comment user des signes sans rien assigner ?
Laurence Chable, cofondatrice du Théâtre du Radeau en 1977, rejointe dès 1982 par François Tanguy, répond à cette gageure et aux questions d’Olivier Neveux en retournant à l’endroit même de l’œuvre en gestation, dans sa recherche permanente, dans ses tâtonnements aveugles et lumineux, embrassant et explicitant ses implications éthiques et politiques. Et de fait, dans cette discussion ininterrompue, dans cette réflexion critique et poétique depuis les premières créations du Théâtre du Radeau, l’œuvre émerge prise dans un mouvement perpétuel, souterrainement agie par le jeu d’un invisible mécanisme l’empêchant de coïncider avec elle-même et de se réduire à une image spectaculaire : les passées de François Tanguy sont celles d’un dépassement et d’un effacement permanent. La grâce de ce livre d’entretiens, et il faudrait entendre dans ce mot le soin du jardinier, répété, assidu, à la floraison du vivant, se nourrit des mots de François Tanguy, attrapés pendant les répétitions, couchés dans les notes de Laurence Chable qui forment les cahiers qu’elle a tenus jusqu’à la création de Soubresaut, en 2016. C’est cette « conversation que François entretient avec le théâtre » qui alimente cette autre conversation entre Laurence Chable et Olivier Neveux, dispositif d’amplification particulièrement émouvant faisant entrer en résonance des temps distincts. Rien de fétichiste dans ces carnets (on n’est pas chez Duras), mais des mots, définitifs et paradoxalement ouverts à l’illimité, qui interrogent bien plus qu’ils ne mettent un point final. Ils sidèrent par leur matière toujours active, inépuisable, soulevant autant la pensée des locuteurs que celle du lecteur. Il y a un vrai plaisir à se mettre soi-même en travail en lisant les mots de Laurence Chable et Olivier Neveux, prolongeant ceux de François Tanguy. Dans sa parole, collectée éparse dans ces carnets, au fil du temps s’aiguise une éthique de l’indétermination absolue, une approche paradoxale et vertigineuse qui ne peut se faire pour l’acteur que par déports et abandons successifs, comme la quête bien réelle d’une pourtant inatteignable asymptote. La présence alors atteint à la « beauté du trait ». Les mots recensés sont puissants et malgré le temps passé n’ont rien perdu de leur efficace énigmatique, ils semblent dire au-delà des mots, à ce point où les actes justement échappent aux mots : « Les corps ne sont pas là pour occuper l’espace mais pour libérer de l’espace », « les mots sont-là non pour raconter quelque chose, mais parce qu’ils sont le décomposé même de la matière du temps », « l’indicible est le langage même, la sensation même ». Ou reprenant les mots de Friedrich Hölderlin « à la limite extrême du déchirement, ne reste plus rien que les conditions du temps et de l’espace ». Si la question du jeu de l’acteur est l’aiguillon, elle n’en demeure pas moins pourtant qu’un élément constitutif parmi d’autres, sans préséance, dans la fabrication de ce théâtre. L’art de François Tanguy et du Théâtre du Radeau officie à ce croisement du prosaïque et de la pensée, où le beuglement d’une vache peut sauver.
Déployant la continuité du fondement d’un geste artistique sur d’autres terres, La voix sur l’épaule témoigne depuis l’endroit concret de l’hospitalité et du courage politique. La Fonderie, créée par le Théâtre du Radeau, est un des trop rares lieux dédiés à l’accueil de résidences artistiques. Si l’histoire de François Tanguy et de Sarajevo (dont il fut déclaré citoyen d’honneur) émeut aussi, c’est qu’en la relisant, en se remémorant ces faits et gestes-là, on ne peut que constater combien les nouveaux conflits masquent ceux qui les précédèrent, l’horreur nouvelle ayant raison de l’ancienne horreur, et comment justement c’est l’insistance, la permanence du geste engagé qui fait sens et relie. Et sauve. En lisant Laurence Chable, on comprend ce qui avait pu nous échapper, parce que justement se passant de mots pour investir l’humilité des actes, à savoir le holisme de l’engagement artistique et politique. Loin des discours creux qui peuvent s’y dérober, le « faire » aiguise le sens. Des planches du Radeau au plancher des salles de la Fonderie, c’est une même exigence éthique, une même pratique roborative, comme une soupe aux orties, convoquant l’ici et l’ailleurs, absents et présents. Un même partage empreint de générosité. Dans les mots de Laurence Chable, on perçoit combien ce théâtre-là n’est pas en retrait, parle depuis l’expérience de l’être au monde, dans son déchirement même.
Épousant les mouvements intérieurs du métabolisme poétique d’une œuvre luxuriante tout autant que l’histoire publique de cette aventure collective, de ses créations, de sa réception, cette conversation en six chapitres se conclut par des textes de François Tanguy, et c’est un peu comme s’ils apparaissaient soudainement, inattendus et ressaisis, soulevés par la joie des retrouvailles, dans une perspective digne d’un castelet, rehaussés et enluminés par les sensibles évocations et remémorations qui précédèrent.
Alors que le Théâtre du Radeau poursuit le partage en tournée des deux dernières pièces que sont Item et Par autan (chroniquées dans ses colonnes), Laurence Chable et ses camarades sont aujourd’hui, non pas les gardiens d’une mémoire, mais les êtres passeurs, doublement, des textes qu’ils y invitent et du geste de François Tanguy, s’offrant encore plus au passage des nuages, ils sont « un brin d’herbe qui pousse par le milieu ».
La voix sur l’épaule – Dans les passées de François Tanguy, Conversation avec Olivier Neveux
Editions Théâtrales
www.editionstheatrales.fr
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