© Simon Gosselin
ƒƒƒ article de Maxime Pierre
La Mouette, chef-d’œuvre de Tchekhov, fait partie de ces pièces atemporelles dont se ressaisit chaque époque. Au début, un atelier, avec ses panneaux de bois, ses bancs, ses chaises. Au bord d’un lac, une scène de théâtre de fortune. Work in progress. Une paroi d’écrans sépare la scène d’un intérieur : le salon. Les premiers sons et les premières images seront celle du lac et de sa forêt de sapins : nature immuable qui, au gré des saisons, vient servir de cadre à cette tragédie domestique autour d’Irina Arakadina, de son amant Boris Trigorine, du vieux Sorin, du jeune Konstantin Treplev. Et puis, en ombres déçues, Macha, qui aime en vain Konstantin, et se replie sur le petit maître d’école Medwedenko, et bien sûr, Nina, l’ingénue qui se rêve en mouette libre survolant le lac…
Conformément à l’esthétique chère à Cyril Teste, la caméra est partout, brouillant, dans ce drame, les frontières entre théâtre et cinéma : elle est le regard extérieur qui observe et fouaille, le nôtre, indiscret et scrutateur, s’immisçant dans chaque recoin, et le regard que les personnages portent sur leurs comparses. Au centre de l’œil de la caméra, il y a l’iconique Irina Arkadina, actrice talentueuse, mère de Konstantin, sûre de son talent et de son charme, captant naturellement tous les regards. Chacun de ses faits et gestes s’impriment sur les écrans sous le regard admiratif de Konstantin, en jeune Esteban d’un Tout sur ma mère à la russe. Le visage iconique de la mère occupe toute la surface de l’écran, le crève. Et le fils, écrivain en herbe, fasciné, est écrasé par cette image. Car il s’agit avant tout de ceci : l’amour passionné, désespéré d’un fils pour sa mère. Mais Irina n’aime qu’elle-même. Elle l’avouera cruellement quand Konstantin publie une nouvelle : elle n’a jamais lu une ligne de son fils. Symétrique, de cette mère narcissique, l’amant, Boris Trigorine est un écrivain blasé, au sommet de la gloire : comme la mère étouffe son fils, l’écrivain célèbre dévore les ambitions de Nina. Car l’homme puissant, derrière ses manières convenables, est un ogre dévorateur. Caméra en main, il le dit à Nina : « Je pille chacun de tes mots ». Il prendra bien plus, le corps innocent de Nina et ses rêves. Il dévorera d’abord son image, puis sa jeunesse, avant de l’abandonner.
L’usage virtuose des caméras rend compte du pouvoir de fascination des images, au sens propre et figuré. Par des jeux de zoom, de gros plans, l’œil de la caméra isole, découpe, faisant de chaque personnage un acteur et un metteur en scène. Technique exigeante : par les gros plans, pris en direct, la caméra demande un jeu précis et juste, ce que les acteurs choisis par Cyril Teste, réalisent avec virtuosité. On pleure avec Olivia Corsini, éblouissante Irina, dont le visage en larmes remplit l’écran, on crie de rage avec Mathias labelle, en Konstantin désespéré, on rit amèrement avec Sorin (Xavier Maly), on s’illusionne avec Macha (Katia Ferreira) et Nina (Liza Lapert). L’écran saisit et démultiplie les émotions qui constituent le matériau de nos espoirs. L’écran, surface trompeuse, révèle nos illusions. Car Tchekhov est un pessimiste. Vaine, l’image de jeunesse d’Irina. Vains, les rêves de gloire de Konstantin et de Nina. Vains l’amour de Macha. Vains, les regrets du vieux Sorin. Seule l’image du lac, immobile au gré des saisons et du temps qui passe ne trompe pas. Et la seule réponse à nos rêves est le noir et le silence final.
© Simon Gosselin
La Mouette, d’après Anton Tchekhov
Mise en scène : Cyril Teste
Traduction : Olivier Cadiot
Avec : Vincent Berger, Olivia Corsini, Katia Ferreira, Mathias Labelle, Liza Lapert, Xavier Maly, Pierre Timaitre, Gérald Weingand
Collaboration artistique : Marion Pellissier et Christophe Gaultier
Assistante à la mise en scène : Céline Gaudier
Dramaturgie : Leila Adham
Scénographie : Valérie Grall
Création lumière : Julien Boizard
Création vidéo : Mehdi Toutain-Lopez
Images originales : Nicolas Doremus, Christophe Gaultier
Création vidéos en images de synthèse : Hugo Arcier
Musique originale : Nihil Bordures
Ingénieur du son : Thibault Lamy
Costumes : Katia Ferreira assistée de Coline Dervieux
Durée : 2 h
La Théâtre Ephémère
Du 14 au 30 avril 2022
Théâtre Nanterre-Amandiers
7, avenue Picasso
92022 Nanterre
Réservations : 01 46 14 70 00
www.nanterre-amandiers.com
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