© H.Bellamy
ƒƒƒ article de Sylvie Boursier
La rencontre d’un metteur en scène avec un auteur, tient parfois de l’évidence et du miracle. La radicalité d’Hölderlin, avec trois versions d’un texte inachevé, fait écho à celle de Bernard Sobel qui adapte quelques fragments en 2022, pour aboutir à un tout cohérent, la Mort d’Empédocle, sur les dernières heures du philosophe d’Agrigente. Celui-ci , revenu de toutes ses illusions, fait l’expérience de la solitude, d’une plénitude, d’une attention portée au monde avec une écoute extrême des sons, de la nature vivante, des saisons, des heures, jusqu’au désir de se fondre dans la bouche fumante de l’Etna. Issu d’une famille aristocratique mais fervent défenseur de l’égalité, d’abord adulé par un peuple à l’égal des dieux, Empédocle fut ensuite rejeté par ce même peuple ingrat. Lui reste l’amour de son fidèle Pausanias qui ne suffira pas à le détourner du suicide. Bachelard parlera du complexe d’Empédocle où « s’unissent l’amour et le respect du feu, l’instinct de vivre et l’instinct de mourir ».
Le dernier mohican de la scène (avec sa voisine en cartoucherie Ariane) ne sacrifie rien du fond à l’air du temps, le poème dramatique métronomique un peu abscond à la lecture respire à pleins poumons entre ses mains. La lumière si belle de fin d’après-midi, traverse la salle de pierre , le calme de l’espace cendré semble absorber toute la douleur des hommes. Aride est l’ascension du cratère par Empédocle sur la poudreuse volcanique à l’image d’une mise en scène ascétique. Trois ouvertures au fond rougeoient des couleurs de l’Etna au grondement sourd. Pas de musique ornementale, de fioritures, de micros qui déforment la voix, de soubresauts intempestifs, les comédiens, à leur juste place, enveloppent l’espace, rendent l’air presque solide et placent leurs corps comme en apesanteur, insufflant à chaque sonorité du texte son épaisseur. Des gradins, Empédocle va descendre, boitant légèrement pour son dernier voyage, d’autres arrivent ou se dispersent par les travées latérales, leur gestuelle est épurée autant que leur parole.
Le philosophe célèbre une mort choisie, qui va le réconcilier avec son destin et le réintégrer dans la Nature mais comment apprendre à mourir, comment se dire adieu ?« Cette terre, je ne dois pas, sans joie, la quitter, dit-‘il ». La pièce est une longue cérémonie des au revoir, au fil de deuils successifs, Empédocle montre à chacun, ami ou ennemi, le chemin vers une libération possible, jusqu’à sa séparation la plus poignante avec Pausanias qui, pour trouver sa voie, devra quitter son maitre adoré. Voilà un théâtre qui ne craint pas la réflexion existentielle, comment se détacher d’un amour sans limites ? Comment vivre quand le meilleur est derrière soi ?
Mathieu Marie, dans le rôle-titre est stupéfiant. Il a cette présence fascinante qui va à l’essentiel. Dès qu’il apparait, on pense au Bruno Ganz de « Dans la ville blanche » où un marin cherchait à prendre la tangente d’un pas claudiquant, aspirait à fuir et perdait le sens du réel, voulant étreindre le monde et se retrouvant plus seul que jamais. La fatigue d’être soi se lit d’un geste de la main du comédien, d’une inclinaison du buste. Tel un voyageur contemplant une mer de nuages au-dessus du gouffre, l’acteur réorganise la rythmique du texte, réussit à réguler le flot d’une suite ininterrompue, le cours du poème devient ainsi moins vertigineux et navigable par le profane. Un simple cercle de lumière l’entoure et tout est limpide.
Autour d’Empédocle, étrangement calme, déjà ailleurs, les autres paraissent agités, au premier chef le vif argent Pausanias (magnifique Laurent Charpentier) fidèle parmi les fidèles, d’une humanité déchirante, toujours à l’affut, encerclant son maitre pour endiguer ses pensées morbides. Pour tous Empédocle reste une énigme, qu’on l’admire comme la vibrante Panthéa (Valentine Catzedis) ou la fine mouche Delia (Julie Brochen) ou qu’on s’en méfie comme le chef de la cité, l’ambivalent Hermocrate (Marc Berman) ou Critias (Gilles Masson), passé maitre dans l’art de la manipulation, le chœur du peuple (les élèves de l’école de Thélème) se détourne de celui qu’il a encensé en un instant. Les ultimes paroles avec le sage Manès (Asil Raïs) reprochant à Empédocle son hubris porte le débat philosophique à son acmé tandis que, d’un pas hésitant, il se déleste de son blouson devenu inutile et disparait. La légende veut que ses sandales soient recrachées par le volcan.
Hölderlin, mon ami, mon frère, pour toi le suicide et la mort, loin d’être obscènes, sont de vraies alternatives. Quelque chose de beau a lieu à l’Epée de bois, une perfection formelle qui fait des miracles avec peu, sous le regard de Richard Peduzzi, grâce à des acteurs (tous bénévoles) incandescents.
© H.Bellamy
La mort d’Empédocle (fragments), de Friedrich Hölderlin
Mise en scène de Bernard Sobel
En collaboration avec Michèle Raoul Davis
Assistant mise en scène : Sylvain Martin
Dramaturgie : Daniel Franco
Scénographie sous le regard de Richard Peduzzi
Création sonore : Bernard Valléry
Création lumière : Laïs Foulc
Avec : Julie Brochen, Marc Berman en alternance avec Claude Guyonnet, Valentine Catzéflis, Laurent Charpentier, Matthieu Marie, Gilles Masson, Asil Raïs et les comédiens du Thélème Théâtre École
Du 20 février au 02 mars 2025
Du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30
Théâtre de l’Epée de bois
Cartoucherie de Vincennes
2, route du champ de Manœuvre
75012 Paris
Réservation : 01 48 08 39 74
billetterie@epeedebois.com
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