ƒƒ article de Denis Sanglard
© Christophe Raynaud de Lage
Maîtresse femme et maîtresse de son destin Mirandolina patronne de son auberge est courtisée par deux de ses clients. Le marquis de Forlipopoli, vieille famille aristocratique mais ruiné, et le comte d’Albafiorita, bourgeois prospère au titre récemment acheté. Toute à ses intérêts Mirandolina laisse faire. Jusqu’au jour où le chevalier de Ripafratta lui renvoie son linge qu’il juge grossier. Outrée de ce geste et devant la féroce misogynie de cet individu notre hôtesse décide de le séduire pour lui donner une leçon. Bientôt et devant tant d’assaut de séduction, il suffit parfois d’une sauce, le chevalier tombe fou amoureux. Et Mirandolina sentant fondre sa prévention envers le chevalier et devant la menace de son honneur et de sa liberté perdus décide d’arrêter le jeu, épouse Fabrizio, son serviteur fidèle et promis par son père, qui attendait patiemment son heure. Goldoni signe une comédie de mœurs retorse et paradoxal, féministe sous les saillis férocement misogynes, expression des préjugés d’un siècle machiste où la noblesse agonise et prospère la bourgeoisie. Tous soumis aux conventions de leur classe et de leur sexe. Ce qu’affirme lucidement Mirandolina déclarant « Moi aussi je sais comment va le monde ». La fin est déjà dans son commencement. Chacun à sa place, une aubergiste n’épouse pas un chevalier. Marquis et comte n’offre que protection et argent, rien de plus. Mirandolina n’est pas la dupe de ses sentiments ni des leurs et ne veux sacrifier en rien une once de sa liberté et le compromis boiteux et précipité d’épouser son serviteur n’est que le paradoxe cruel d’une émancipation où elle n’abdique ni son honneur, ni sa condition, encore moins sa liberté. Alain Françon signe une mise en scène alerte, vive, directe et concrète mais comme toujours avec une attention d’entomologiste envers chacun des caractères et une réflexion sur le sujet réel, sous-jacent, de cette comédie singulière où l’héroïne ne correspond en rien aux canons dramaturgiques de l’époque. Et même si Goldoni esquisse parfois, particulièrement ici les hommes, Alain Françon donne une profondeur insoupçonnée à chacun, souligne leur paradoxe, signe de leur folie et de leur contingence, combien le paraître occulte difficilement, maladroitement l’être. Mirandolina n’est pas dans ce schéma mais elle le fait sien, retournant de fait contre ces hommes leurs propre contradictions dont elle use pour se venger. C’est dans cette distorsion-là, constante et réversible toujours, que se niche le ressort comique. Entre ce que l’on donne à voir et ce que l’on est au réel. A l’image des deux comédiennes dont les tentatives de se faire passer pour des dames de conditions est un ratage total et les masques de tomber rapidement. Mirandolina, elle, dont l’être et le paraître ne font qu’un, en est le révélateur. Mais il n’y a jamais de ridicule ni d’outrance dans les personnages. Leurs travers ne sont que les préjugés de classe dont ils peinent à se défaire malgré une situation dont ils n’ont au final plus la maîtrise ou si peu. Alain Françon évite avec justesse toute surenchère, toute caricature. Aucun effet qui appuierait. Il y a même une certaine austérité, voire âpreté dans cette dissection délicate malgré le rire devant la déconfiture du chevalier et la victoire amère de Mirandolina. C’est toute cette mécanique sociale ainsi dégraissée qu’il met à nu. Avec en son centre Mirandolina dont Goldoni, pour son époque, fait une héroïne moderne, hors de tout cliché théâtral, voire d’emploi. C’est dans l’affirmation de ses droits et de sa liberté, de sa classe même pourtant inférieure mais en expansion certaine, maîtresse d’un jeu dont elle n’est jamais la dupe, que réside cette modernité et ce féminisme avant l’heure. Curieuses résonnances avec notre époque #meetoo et #balancetonporc. Florence Viala, le rôle-titre, donne à son personnage toute la complexité, la duplicité et la causticité et même une certaine mélancolie. Et parce qu’Alain Françon donne aussi et surtout à entendre, et la traduction rêche et concrète de Myriam Tanant le permet, la parole circule, véloce, aigüe, directe et entraîne avec elle la mise en scène nette, sans détour, volontairement dépouillée que souligne la scénographie réduite à l’essentiel. Avec toujours la même précision horlogère, minutieuse, mais le temps de l’horloge, lui, curieusement et inhabituellement chez Alain Françon d’ordinaire plus élastique, s’emballe. Le rythme est vif, la comédie est menée au galop, s’affole, mémoire et traces fugace d’une comédie italienne à la source de la comédia dell’arte débarrassée de son folklore et de ses archaïsmes mais non pas de son tempo allégro. C’était toute la modernité en son temps de Goldoni. C’est aussi le signe des emballements du cœur, son affolement devant une situation qui semble leur échapper, ne plus être maîtrisé qui s’exprime là et explose dans l’acte III où l’on ne feint plus et risque de tout perdre malgré la victoire. Les acteurs du Français sont au cordeau, Florence Viala (Mirandolina) et Stéphane Varupenne en tête (Le chevalier de Ripafratta), parfaits de maîtrise réfléchie, un peu trop même et l’on eut souhaité sans doute un peu plus de spontanéité, voire d’hésitation, d’abandon, et donnent à leur personnage sinon une complexité du moins une humanité qui les sauve de la caricature. Michel Vuillermoz (le marquis de Forlipopoli) à ce titre éléve un personnage trop souvent cantonné à un résidu de personnage de comédia dell’arte pour lui donner malgré son ridicule une délicatesse aristocratique surannée. C’est peut être ça qui frappe le plus dans cette mise en scène volontairement sans audace formelle, au plus près du texte et de ses personnages, la révélation d’un monde en mutation, l’effondrement d’un ordre pressenti par Carlo Goldoni. Avec en corollaire cette affirmation anticipée, la femme si elle n’est l’avenir de l’homme du moins s’émancipe-t-elle de sa tutelle.
La Locandiera de Carlo Goldoni
Mise en scène d’Alain Françon
Avec la troupe de la Comédie-Française : Florence Viala, Coraly Zahonero, Françoise Gillard, Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern. Et le comédien de l’académie de la Comédie-Française Thomas KellerDu 27 octobre 2018 au 10 février 2019 à 20h30
Matinée à 14hComédie-Française
Salle Richelieu
Place Colette
75001 ParisRéservations au guichet et par tel au 01 44 58 15 15
www.comedie-française.fr
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