Paroles d'Auteurs // « La Lettre » de Pierre-Yves Chapalain

« La Lettre » de Pierre-Yves Chapalain

Fév 28, 2010 | Aucun commentaire sur « La Lettre » de Pierre-Yves Chapalain

Lecture de Plume

Se sentant mourir, un homme rassemble ses proches autour de lui. Il habite au bord de l’océan, l’océan qui est un personnage à part entière, prêt à se déchaîner au milieu d’autres éléments à l’explosion tout aussi contenue.  Bien que tout soit en permanence sur le point de gronder… on répond à son appel. Même l’oncle William, l’absent à la cuisante présence, ce prétendu sybarite, haï de son propre frère, viendra le saluer en personne une dernière fois. Entre-temps, le surnaturel semble se convier, par des lettres sibyllines venues on ne sait comment et d’on ne sait où, aussi bien que par des forces qui s’emparent tour à tour de l’esprit de chacun, modifiant les intentions de tous. Ces manifestations de l’invisible servent un douloureux passé, intimement commun, comme sur un plateau détergent. Et, en effet, les principaux acteurs de cette surprenante célébration de famille se mettront à table pour un curieux festin d’adieux, où ceux qui prennent congé ne sont pas toujours ceux qu’on croit.

Le sériel

Dans cette pièce de Pierre-Yves Chapalain, tout fait série. La lettre mystérieuse revient par trois fois, toujours aussi obscure. Le rappel à la mer est incessant, avec le refrain lancinant de la posture de la mère, les yeux rivés à « la fenêtre de sa chambre. A regarder la mer. La tête dans le cadre… », toujours aussi incohérente. La viande à découper est un leitmotiv, toujours aussi incroyablement inépuisable : « C’est comme si quelqu’un déposait de nouveaux morceaux sur la table. » Et chacun est traversé à plusieurs reprises par un bestiaire métaphorique. « J’ai un chien à l’intérieur qui aboie sans cesse », dira le père. « J’ai senti un éléphant qui dormait dans ma bouche », dit un autre…Tous pourraient s’écrier comme le fils : « quelque chose de bête m’empêche d’être moi » car, dans cette course à la répétition, au milieu de cette ménagerie de chair, toute série signale désespérément par les lèvres du fils : « Moi veux fuir mon dedans. » Du reste, curieusement ces effrayantes redondances ne prennent sens que par l’absurde. Le père affirme à la mère, à propos de la lettre : « Tu dois bien comprendre ce qu’il y a d’inscrit dedans pour être comme tu es en ce moment devant ta fenêtre… », établissant d’emblée une interprétation échouant de la mer car « il y a une quantité de choses que la mer dépose un peu partout où elle passe… », idée corroborée par le propos d’Aurélio : « C’est bien ancré au fond de nous… ce type qui nous écrit nous regarde ou la regarde en étant sous le niveau de l’eau… dans la matrice… »  C’est comme si toute série partait et revenait de l’océan, à tel point que la mère répond par un  désir tout aussi irrationnel, celui de clore la mer par… une simple porte : « il faut fermer la porte, pour empêcher la mer » Tout est fuite ou intrusion par séries dans ce microcosme familial. Bien plus, la viande qui n’en finit pas d’être découpée s’amoncelle sans explication sur la table de la cave comme une « chair immortelle » ouvrant l’horrible perspective d’une histoire sans fin, où les protagonistes se laisseraient déborder et seraient à la merci de cycles vampirisant leur identité. Ces séries arrogantes fonctionnent comme les symptômes de maux volontairement enfouis dans le but de ne jamais plus resurgir, mais se manifestant par le corrosif malgré l’interdiction posée par tous.

Ce qui leurre

Autour de ces séries rongeuses, l’auteur organise tout un système de leurres pour composer le phénomène de  hantise. Les disparitions, réapparitions de lettres, de clefs, de bruits, de personnages s’enchaînent avec un naturel consternant qui met en lumière la question de l’éventualité du surnaturel, pour mieux mettre en relief la circulation des réels soupçons de famille. La Nature elle-même préfigure l’homme dans ses réactions : « La digue de la baie va bientôt céder… » dit une voisine, alors que tout relie ce péril maritime au retour imminent de l’oncle, par qui  l’énigme semble s’abattre sur le village,  jusqu’à  l’ ombre « une ombre collée toujours derrière » qui joue de drôles de tours aux humains se sentant constamment épiés.  Et le fait est que chacun est soudainement visité par une force invisible. La possession de l’être débute par l’emprise physique, des saignements, des malaises… L’un s’écrie : « Mes lèvres sautent toutes seules », l’autre : « ça se met à trembler de tout mon long » puis elle s’empare de l’humeur, de la parole et des actions. Dans ce contexte où les personnalités se bousculent, se dérobent, se tolèrent ou s’incendient, sont malmenées et où personne ne parvient à  devenir  lui-même, dans cette partie du monde où seul « le jour se fait », les personnages,  possédés, deviennent méconnaissables.  A moins que, s’accrochant aux leurres qui leur sont tendus, ils ne révèlent enfin leurs véritables pensées mutuelles assassines.

Le mobile de ce sériel qui leurre

Le mobile de ce remue-ménage macabre est la trace de l’autre, sa violation,  dans l’intime : « j’en ai assez de toutes ces traces que tu laisses toujours derrière toi. » A partir de cette histoire de frères jaloux qui s’insupportent, les personnages vont détruire leur petit lopin de Taire et laisser couler des flots de vérités car  l’authenticité  chasserait les sinistres empreintes. Pour enfin parler vrai, et non plus « comme des boîtes de conserves qui tombent », ils vont vraiment « passer à table ». Les secrets de famille ne vont pas tarder d’affluer. Le père/peur, selon un lapsus de sa fille, expose tout d’abord son dénuement.  Dépossédé de tout, il a fait figure d’homme-peau-de-chagrin, à l’intériorité vidée par huissier (William lui a « tout piqué sauf une chaise »), puis d’homme qui a travaillé durement à sa reconquête, d’homme vaillant et autoritaire, qui a souffert et qui maintenant pardonne. Mais qu’en sera-t-il des traces indélébiles qu’il va exhumer et des secrets de famille redoutables ?  On n’en dévoilera rien, même si on songe parfois communément que la vengeance est un plat qui se mange froid.

Pierre-Yves Chapalain nous livre une belle interrogation sur l’épuisement du langage. Qu’est-ce qui peut bien éloigner l’homme du « déchiffrement » de sa langue « natale » ?  Comment connaître « la vérité de la vie » si le mensonge avoisinant barricade la parole ? Quelle matrice pour notre identité si l’intime se noie dès l’origine dans un océan de silences criminels ?

La Lettre
De Pierre-Yves Chapalain

Les Solitaires Intempestifs
1 rue Gay-Lussac, 25000 Besançon

www.solitairesintempestifs.com

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