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La Cerisaie, de Anton Tchekhov, mis en scène par Tiago Rodrigues, Cour d’honneur du Palais des Papes, Festival d’Avignon (In)

Juil 08, 2021 | Commentaires fermés sur La Cerisaie, de Anton Tchekhov, mis en scène par Tiago Rodrigues, Cour d’honneur du Palais des Papes, Festival d’Avignon (In)

 

 

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

 

ƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Après le scoop dans la journée précédant la première de La Cerisaie annonçant officiellement, par la voix de la Ministre de la Culture, la nomination comme prochain directeur du Festival (à partir de 2023) de Tiago Rodrigues, metteur en scène du premier spectacle de la Cour d’honneur du Palais des Papes pour cette édition 2021, les spectateurs de la seconde soirée étaient confrontés aux caprices météorologiques qui leur ont imposé un suspens éprouvant. Le déluge était tel que près d’une heure après le début officiel du spectacle, la foule ruisselante qui avait déjà passé trois contrôles (Pass sanitaire, sacs, billets), se serrait contre les remparts, lançant des applaudissements ou des incantations (Olivier ! Isabelle !) pour que les portes s’ouvrent enfin. Peu de découragements, une vraie soif de théâtre, démentant les craintes de Tchekhov (« Les Français ne comprendront ni Lopakhine ni la vente de la propriété et ne feront que s’ennuyer ») sur l’utilité d’une traduction en français.

Quand enfin les mythiques trompettes de Maurice Jarre retentirent, des cris de joie et des applaudissements nourris surgirent avec la spontanéité du soulagement mettant fin à l’attente, laissant le désir intact en dépit des premières critiques pour l’essentiel déçues ou compassées parues après la (première) représentation de la veille. Ce n’est donc qu’à 23 h que le public prenait place sur les nouveaux sièges en bois rabattables des gradins affrontant avec les moyens du bord la dernière fine ondée, et assistait à l’arrivée du premier comédien sur la scène qui paraissait plus immense que d’ordinaire. De fait, deux ans avaient passé, une éternité. Et durant quelques instants, le sourire aux lèvres, beaucoup pouvaient se dire : je suis là à nouveau, ici et maintenant ; je fais face aux sièges sur lesquels j’ai accueilli des émotions diverses les saisons passées. L’interruption de l’année 2020 n’était qu’un mauvais rêve. Que le spectacle continue !

La Cerisaie était l’un des spectacles rêvés pour tout recommencer et l’idée de placer sur le plateau une centaine des anciens sièges des gradins était, dans le contexte, symboliquement, une belle idée. Le passé et le présent qui s’affrontent, comme dans cette dernière œuvre (1903) de Tchekhov, oscillant entre comédie et tragédie. Le retour cinq ans après de l’aristocrate Lioubov dans son domaine. Le retour des spectateurs dans le leur, deux ans après. La comparaison a ses limites évidemment.

Lioubov doit épurer ses dettes et vendre sa chère Cerisaie, son domaine, à la fois terre de bonheur familial et de drame intime, dont on ne verra scéniquement aucune trace. Si le texte en 4 Actes (dans la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan) n’est pas suivi à la virgule près, il est néanmoins utilisé dans un respect beaucoup plus grand de l’auteur russe que ce que le metteur en scène portugais avait fait dans son précédent spectacle à Avignon (2015) avec l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare. La mise en scène à la fois dépouillée et grandiose dans son minimalisme osé au regard de la superficie de la Cour d’honneur, abandonne volontairement tout réalisme ou naturalisme, à quelques détails près (la fameuse scène de la tasse de café). On est bien loin de la rivière, du puits et de la massive maison en pierres souhaités par l’auteur et son premier metteur en scène, renoncement esthétique qui n’a rien de blâmable, même si les choix opérés ne sont pas tous éclairants. Aux rangées de chaises bien alignées qui seront amoncelées comme les pièces d’un bûcher (pour mieux faire table rase du passé ?), succèdent d’immenses structures métalliques (les cerisiers géants ?) affublées de lustres à pampilles (derniers vestiges du luxe d’antan ?), déplacées par des comédiens sur trois rails parallèles qui traversent, de jardin à cour, le plateau, servant notamment à bruiter le passage de la locomotive. Les comédiens parcourent également toute la longueur du plateau dans une longue et étrange chorégraphie consistant essentiellement en des mouvements souples des bras, dont on n’a pas vraiment saisi le sens. Deux musiciens (guitariste et percussions) en fond de scène rythment quelques moments forts des deux tiers de la pièce. Des costumes aux couleurs chatoyantes revêtent chacun des personnages, dans un esprit conforme aux didascalies de Tchekhov.

Isabelle Huppert dans son pantalon vert, chemisier jaune et grand manteau couleur lie de vin est égale à elle-même, conquérante et espiègle, sautillant de joie ainsi que Stanislavski l’avait envisagé avec l’auteur (dans la première mise en scène de 1904), mais également souveraine dans sa position sociale d’aristocrate, quoique désargentée, y compris dans la nostalgie et la mélancolie. Une belle harmonie apparaît avec Adama Diop, parfait en Lopakine, ce fils de moujik qui a fait fortune et achètera contre toute attente le domaine dans l’idée d’y faire construire des datchas pour les estivants, mais aussi (et surtout ?) de mettre fin au servage. Le comptable de La Cerisaie joué par le fantasque Tom Adjibi s’accorde quant à lui très bien avec la femme de chambre interprétée par l’ingénue Suzanne Aubert. Le reste de la distribution est en revanche inégal ou peine parfois à convaincre, Marcel Bozonnet mis à part. Sa présence et sa voix occupent sans difficulté la scène entièrement vide, quand il se couche à terre dans son pathétique monologue final (« Ils m’ont oublié. Ça ne fait rien… ») et la remplit de la conclusion si défaitiste (« La vie elle a passé, on a comme pas vécu ») de Tchekhov et le noir se fait.

Il est 1 h 30 du matin. Ce ne sont pas les applaudissements des grands soirs qui retentissent dans la Cour d’honneur. On sent une frustration confuse parmi une majorité de spectateurs frigorifiés, comme celle d’un rendez-vous manqué ou simplement en deçà de l’espérance démesurée de vivre l’exceptionnel après le jeûne imposé. La Cerisaie a par ailleurs tant marqué l’histoire du théâtre par des mises en scène remarquées (de Stanislavski à Braunschweig en passant par Stein, Brook et Langhoff) que l’on aurait souhaité peut-être que celle du metteur en scène portugais soit la plus remarquable de ce siècle. On en avait sans doute trop attendu pour le démarrage de cette 75ème édition assurée par celui qui sera le chef d’orchestre de la 77ème et dont on attend déjà la programmation avec une irrépressible gourmandise. Comme dans La Cerisaie, la fin d’un monde, les promesses de nouveaux débuts.

 

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

 

 

La Cerisaie de Anton Tchekhov

Mise en scène Tiago Rodrigues

Avec : Isabelle Huppert, Isabelle Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Caïraty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alison Valence

Musiciens Manuela Azevedo, Hélder Gonçalves

Traduction André Markowicz et Françoise Morvan

Collaboration artistique Magda Bizarro

Scénographie Fernando Ribeiro

Lumière Numo Meira

Costumes José António Tenente

Son Pedro Costa

Musique Hélder Gonçalves (composition) Tiago Rodrigues (paroles)

Assistanat à la mise en scène Ilyas Mettioui

 

Durée 2 h 30

Festival d’Avignon – In

Jusqu’au 17 juillet à 22 h

 

 

Cour d’honneur du Palais des Papes

Festival d’Avignon In

www.festival-avignon.com

 

 

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