Critiques // « La Banalité du Mal » de Christine Brückner à la Manufacture des Abbesses

« La Banalité du Mal » de Christine Brückner à la Manufacture des Abbesses

Mar 31, 2011 | Aucun commentaire sur « La Banalité du Mal » de Christine Brückner à la Manufacture des Abbesses

Critique de Camille Hazard

Quelques heures avant son suicide avec Hitler, Eva Braun, se repasse le film de sa vie : allégresse, angoisse, peur, joie, autant de souvenirs futiles que déstabilisants…

C’est l’actrice franco-allemande elle-même (Patricia Thibault) qui signe cette première traduction française de « La Banalité du mal » de l’écrivaine allemande Christine Brückner. Artiste très connue en Allemagne, Christine Brückner est l’auteur de plusieurs livres, romans et discours fondés sur le combat et l’indignation des femmes.

La démarche d’écriture dans le monologue « La Banalité du mal » est différente : Le personnage d’Eva Braun n’est ni indigné ni combattant, il porte en lui tous les paradoxes complexes des sentiments extrêmes et de la folie. Un peu naïve, parfois même un peu bête, arriviste, fine, clairvoyante, femme de goût intelligente, monstrueuse, complice ? Qui est Eva Braun ? Christine Brückner s’empare du concept de la banalité du mal proposé par la philosophe Hannah Arendt en 1963. Questionner la monstruosité de l’homme à travers sa banalité quotidienne. C’est ainsi qu’on retrouve dans le texte une monceau de souvenirs aussi décousu qu’anodin, qui nous renvoie à nous-même et à notre vie : la tentative d’identification fait froid dans le dos…

Les allusions à la guerre, aux juifs, aux camps d’extermination ou au pouvoir, sont glissées entre deux phrases insignifiantes, entre ce qu’elle avait bu à une soirée d’antan et le décolleté plongeant d’une rivale…

Eva Braun, terrée dans son bunker, ne parle pas toute seule ni à un public imaginé, elle s’adresse à un lieutenant (personne du public) : chacun, intime d’Hitler, surveille l’autre dans cette pièce confinée. La mort proche, le champagne, cet homme qui la regarde et l’écoute lui procurent une envie mordante de se livrer, de raconter à sa vie et son amour infini pour le Führer.

« Presque toute les femmes qui ont été amoureuse d’Hitler sont mortes ; Mais elles sont mortes seules, moi je meurs avec lui. »

La mise en scène de Jean-Paul Sermadiras et le jeu de l’actrice sont judicieusement sobres : rien n’est appuyé, surligné, le metteur en scène a fait confiance au texte, il réussit à nous attraper, à nous mettre dans l’atmosphère étouffante du bunker. Les quelques éléments de mise en scène ont tous un sens et créent chez nous un effet de distanciation. Un orchestre qui s’accorde, annonçant un spectacle, un épais rideau rouge sang en guise de sortie, des mains invisibles qui servent, derrière ce rideau, des coupes de champagne, créant de la vie dans le bunker…

La musique également prend part au spectacle. Distillée au compte-goutte, elle intervient pour créer un espace sonore extérieur : bombardements, bruits de guerre… ou pour imager les réminiscences d’Eva Braun : Valse de Strauss pour bals luxueux révolus. Femme du monde qui se livre sans vergogne, elle ne cesse de répéter « Peut-être qu’un miracle aura lieu… »

La comédienne Patricia Thibault est juste, et reste neutre avec son personnage : elle ne la juge jamais ni ne la défend, elle prend la forme d’une figure ambiguë : tantôt femme, tantôt victime, tantôt chose, tantôt monstre. Elle reste à la fin de son monologue, pleine de mystères, insaisissable.

Nous regrettons par moments le manque d’état d’urgence qui devrait régner dans le bunker et dans l’esprit de cette femme sur le point de mourir : l’atmosphère est parfois trop installée, nous avons l’impression d’être dans une bulle, comme sortis de la réalité.

Enfin, pris dans un va et vient (comme si nous subissions un zoom et un de-zoom) décontenançant, nous sommes tenus par une bonne mise en scène : Nous écoutons tantôt les souvenirs attendrissants d’une femme sur le point de se suicider et nous pourrions presque nous identifier avec ses souvenirs d’amours, de blessures, de famille… puis, comme dans un hoquet, nous sommes réveillés par un mot, un son, nous prenons alors effroyablement conscience de la banalité du mal !

Un questionnement, une remise en question de l’Homme, un devoir de mémoire qu’il faut entretenir…

La Banalité du Mal
De : Christine Brückner
Traduction et interprétation : Patricia Thibault
Mise en scène : Jean-Paul Sermadiras
Création lumière et scénographie : Jean-Luc Chanonat
Création sonore : Pascale Salkin

Du 29 mars au 19 mai 2011

La Manufacture des Abbesses
7 rue Véron, 75018 Paris – Réservation 01 42 33 42 03
www.manufacturedesabbesses.com

www.lacompagniedupassage.com

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