© Simon Gosselin
ƒƒƒ article de JB Corteggiani
Ce King Lear déménage. Ce King Lear est plus frais, plus audacieux, plus inventif que la récente mise en scène de Lavaudant, de bonne facture mais un peu académique.
Mais ce King Lear Symptom (KLS) est-il une adaptation de King Lear ? Oui et non. Le KLS est le nom d’une maladie neurologique bien connue des gériatres : sentiment de toute-puissance, accès de colère, violences envers les êtres chers. Une sorte d’Alzheimer avec la mégalomanie en plus. La metteuse en scène Elsa Granat, qui de spectacle en spectacle explore de façon vitale la maladie et les approches de la mort, a pris son parti : son roi Lear (Laurent Huon) sera atteint du KLS suite à un AVC. Il se mettra à parler le Shakespeare, voudra diviser son royaume entre ses trois filles… et finira placé dans un EHPAD.
De la pièce de Shakespeare, Elsa Granat (alliée à la dramaturge Laure Grisinger) retranche presque complètement le deuxième fil narratif, celui des mésaventures du comte de Gloucester, victime de la traîtrise d’Edmond, son fils bâtard. Elle resserre l’intrigue autour de la famille et des proches du roi. Ne conserve que quelques passages (la partition du royaume, la scène centrale de l’ouragan, la mort de Lear et de Cordélia). Injecte des poèmes de Michaux et Musset. Insère son propre texte ardent. Secoue très fort pour « mettre les personnages en fusion » et les spectateurs, « en état de curiosité vive ». Se moque de l’ATS, l’Anton Tchekhov Syndrom, reconnaissable à ses personnages qui « vont de fauteuil en fauteuil » en se demandant « si l’on pouvait savoir que faire… ». C’est que le théâtre selon Granat ne fait pas dans la mélancolie : il est « une affaire de crise ».
Là où la metteuse en scène reste fidèle à Shakespeare, par-delà le texte, c’est dans le mélange, très réussi, de tragédie et de comédie. La tendre Cordélia (Édith Proust) arrive au chevet de son père et lui lance « Tu pues, c’est horrible ! ». Une autre de ses filles lui décrit comme c’est joli ce qu’il pourra voir par la fenêtre de la chambre de l’EHPAD, tout en listant les éléments du dossier d’admission. C’est comme ça tout du long : du tact, puis des claques ; du doigté, mais jusqu’à la garde.
Mélange aussi de la langue de Shakespeare – parlée par les vieux – et de la langue d’aujourd’hui, avachie ou technocratique – où les jeux sont des « éléments de divertissement », le jardin « un espace extérieur d’agrément ». Et quand les deux se rencontrent : « Putain, sire, venez-en au fait ! »
Mélange enfin d’un patchwork de textes littéraires et de passages très drôles, issus du travail de plateau. Dynamitée, la scène introductive d’allégeance amoureuse : Régane (Elsa Granat) et Goneril (Hélène Rencurel) rivalisent de roulades aux pieds de leur père ; Cordélia caquète.
Tout cela ne serait que plaisant s’il n’y avait derrière une quête obstinée, celle de « la force de vie même au cœur du plus vulnérable ». Lear et « madame Gloucester » (Bernadette Le Saché), 140 ans à eux deux, s’étreignent, se soulèvent, semblent faire l’amour ; madame, au fond du plateau, dénude sa poitrine.
C’est à la mi-pièce que se produit le renversement. Soudain, ce sont les vieux qui toilettent les jeunes. Une gravité nouvelle se fait jour. Les comédiens reparaissent en costume élisabéthain, collerette grave, dans un beau clair-obscur qui métamorphose le plateau. Et voici qu’à leur tour les soignants ne sont plus séparés du monde des vieux, qu’ils pressentent que c’est bientôt leur tour. Le médecin s’installe à la batterie, l’aide-soignante empoigne une guitare électrique et chante un texte impitoyable, un texte d’effroi à la Mama Béa Tékielski (Lobotomie) : « j’ai cinquante ans qui pendent (…) ma taille a disparu ». C’est l’acmé du spectacle, et c’est pour des moments comme celui-là qu’on va au théâtre.
Il y a quelques scories dans la pièce. Quand on a une comédienne-chanteuse de la qualité de Clara Guipont, faut-il recouvrir ses interprétations par des scènes concurrentes ? On voudrait l’entendre. Même empiètement dans l’espace : pourquoi ces superpositions de dialogues et d’actions étagés dans la profondeur ? Animation de plateau superficielle qui nuit à la clarté. Enfin, Cordélia boule un peu le texte de Shakespeare, à la fin – un Françon n’aurait pas laissé passer ça.
Mais ce n’est pas si grave. Pas facile d’être à la fois débordant et rigoureux, excessif et juste. Cette relecture de Lear est mieux que vivifiante, comme le voulait Elsa Granat : elle est assez exceptionnelle.
© Simon Gosselin
King Lear Syndrom, écrit par Elsa Granat
Mise en scène par Elsa Granat
Dramaturgie : Laure Grisinger
Avec Lucas Bonnifait (Le Roi de France), Antony Cochin (le neurologue et Kent), Elsa Granat (Régane), Clara Guipont (l’aide-soignante), Laurent Huon (King Lear), Bernadette Le Saché (Gloucester), Édith Proust (Cordélia), Hélène Rencurel (Goneril)
Et les interprètes amateurs en alternance : Victor Albanese, Gisèle Antheaume, Zelka Aubel, Claude Bardy, Françoise Belkacem, Ghislaine Bréfort, Victoria Chabran, Sylvie Charlier, Suzanne Delalande, Hélène Jouffroy, Kheloudja Merbah, Christiane Porcher-Delaveaux, Suzanne Roux, Jean-Jacques Tordjman, Didier Tournès
Lumières : Lila Meynard
Scénographie : Suzanne Barbaud
Son : John M. Warts
Recherche musicale : Antony Cochin, Elsa Granat
Costumes : Marion Moinet
Assistanat costumes : Léa Deligne
Assistanat à la mise en scène : Jeanne Bred
Régie générale : Quentin Maudet
Régie plateau : Théo Chaptal, Adèle Collé
Régie lumière : Richard Fischler
Régie son : Sébastien Perron, Thomas Lascoux
Habillage : Catherine Caldray
Construction décor : Suzanne Barbaud, Yohan Chemmoul Barthelemy – Atelier de l’Espace
Du 19 janvier au 4 février 2022
Durée : 3 h 30 avec entracte
TGP
59 boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis
Réservations : 01 48 13 70 00
www.tgp.theatregerardphilipe.com
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