Critiques // « King Kong théorie » de Virginie Despentes, mise en scène d’Émilie Charriot au Centre culturel suisse

« King Kong théorie » de Virginie Despentes, mise en scène d’Émilie Charriot au Centre culturel suisse

Juin 11, 2015 | Commentaires fermés sur « King Kong théorie » de Virginie Despentes, mise en scène d’Émilie Charriot au Centre culturel suisse

ƒƒ article d’Anna Grahm

Une fille traverse le plateau et va au devant du public. Va-t-elle annoncer que le spectacle n’aura pas lieu ? Elle n’est pas maquillée, porte un vieux jean et un tee-shirt sans forme et semble tout droit sortir de la régie. Pourtant le silence qu’elle impose et fait durer interpelle, et son embarras manifeste, déroute. Elle traine avec elle quelque chose d’indicible. De maladroit. De timide. Mais malgré la gêne qui persiste, elle finit par dire qu’elle voudrait explorer la notion d’échec. Elle lance son pavé dans la marre avec une fermeté douce, avoue qu’elle a beaucoup espéré. Que souvent elle n’y arrive pas. Qu’il n’est pas facile de se maintenir en vie. Et puis elle esquive, elle esquisse un sourire comme pour s’excuser d’avoir été trop loin. J’ai échoué à être une femme convenable. J’ai passé beaucoup de temps à cacher que j’étais désespérée. Elle ne fait rien, ne joue pas, ne minaude pas, se contente de livrer quelques bribes de son histoire. Elle se laisse scruter et l’on se prend à chercher ce qu’elle veut dissimuler. Son corps parle pour elle. On trouve de la réticence dans ses pieds en dedans, le signe d’une certaine discrétion dans sa voix calme, de l’effacement sur ses traits. Aussi lorsqu’elle raconte cet endroit juste où chacun se doit d’être et qu’elle n’atteint jamais, ce toujours à côté auquel elle est condamnée, on est bouleversé. Car ce mépris qu’elle endure, qui devrait la mettre en colère, cette rage, elle a appris à la contenir. Tout ce à quoi on pourrait s’attendre n’arrive pas. Non. Pas de cris, pas de larme, aucune plainte mais une acceptation lente, mais un constat édifiant de notre monde. Et puisque les mots n’y pourront rien, elle retourne à son mutisme, ôte ses grosses baskets pour danser pieds nus. Et ses quelques pas si légers, si gracieux la transforment littéralement, la libèrent de cette sidération qui tout à l’heure l’étouffait.

kktlEmilie Charriot, King Kong Théorie / Photo : Philippe Weissbrodt

C’est dans cette élégance à peine entrevue, que se superpose la parole de Virginie Despentes. Une parole trash. Cash. Vraie. Riche d’expériences et de tragédies. Parce que cette fille-là est libre, elle prend toutes les libertés. Mais la Liberté n’est pas pour les femmes ou alors à leurs risques et périls. Et elle en paie le prix, rencontre la violence. A 14 ans, elle est violée. Elle balance son histoire d’une traite, sans tergiverser, sans s’apitoyer. Décortique le crime, y revient sans cesse, dresse des bilans de l’éducation des filles, épluche la peur qu’on leur inculque, bouscule les conditionnements habituels, s’agace du dressage des femmes, donne le vertige d’une émancipation par la prostitution. Creuse les débats et les postures françaises qu’elle remarque vis à vis du viol. Va chercher des réflexions plus poussées outre atlantique pour enrichir sa pensée. Apprend que la société préfère la remettre à sa place victimaire et découvre qu’il faut se battre pour s’affirmer, pour se faire entendre, pour obtenir une légitimité. La comédienne est plantée au milieu de la scène et ne peut compter sur aucun appui, juste notre silence. La metteure en scène Émilie Charriot la met à l’épreuve de la pleine lumière, à l’épreuve des regards, la laisse seule avec ses ombres qui comme des doubles grandissent démesurément derrière elle.
Pour son premier spectacle, elle a choisi l’épure, elle a demandé à ses comédiennes de gommer les forces contraires qui pourraient les traverser. Et, les mettant côte à côte, enfin réunies, fait ainsi place à la résonance du texte et à une autre idée de ce que peuvent les femmes quand elles ne sont pas assignées à leurs seules émotions. Cette proposition toute en nuances et neutralité repousse décidément les frontières du genre.

King Kong théorie
Texte Virginie Despentes
Mise en scène Émilie Charriot
Dramaturgie Igor Cardellini
Création lumière Yan Godat
Avec Julia Perazzini, Géraldine Chollet

du mardi 9 au vendredi 12 juin 2015 à 20h

Centre culturel suisse
32-38, rue des Francs Bourgeois – 75003 Paris

réservation 01 42 71 44 50
réservation@ccsparis.com

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