© Mathilde Darel
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Kindertotenlieder, créé en 2007, recréé en 2021, et présenté dans le cadre du portrait que lui dédie le Festival d’Automne, peut se voir comme l’archéologie d’une œuvre qui n’aurait cessé depuis de creuser le même sillon. Ou d’en développer les différents avatars. Qu’il s’agisse, de Crowd, ou tout récemment de L’étang (également dans une certaine mesure de Jerk), ou enfin de Kindertotenlieder, le monde de l’adolescence est cette lande sauvage, ce no man’s land où Gisèle Vienne puise la glaise des œuvres qu’elle forme. C’est un âge, un temps qui devient un espace.
Si l’on ose la comparaison (et j’ose), cette friche – l’adolescence – opère comme la Bretagne ou Tahiti pour Paul Gauguin à la fin du XIXe siècle. Un creuset primitif. D’où émanent une puissance créative, et une sorte de fascination contagieuse pour ces êtres dont on ne distingue d’abord guère plus qu’une capuche, le corps comme renfoncé, replié sur lui-même, à la démarche lente, frôlant l’immobilité. Ou prostré, comme un Christ cloué sur sa croix. L’adolescent arboré comme un totem. Primitivité aussi si l’on pense que cet âge est celui du retrait, du refus, du rejet, du sauvage. C’est dire combien l’art de Gisèle Vienne s’écarte des académismes, des formes anciennes – théâtre, danse – pour inventer de singulières performances immédiatement reconnaissables.
Revenons à cette scène recouverte d’un épais manteau de neige synthétique. Une blancheur sépulcrale. Un cercueil. Un horizon noir irisé d’une aube inatteignable. Des adolescents à capuche, par grappes, assis à terre, ou debout, penchés au bord de l’indicible. Le cercueil s’ouvrira, sinistre boîte de Pandore, déversera ses pensées fantomales, ses monstres. Un concert de rock noisy et trippant saturera l’espace sonore. En mémoire.
Gothique, on y pense. Mais cela serait extrêmement réducteur.
Les interprètes de chair et d’os se mêlent aux marionnettes, pratiquement indiscernables. Une poitrine à nue, tête et bras levés, disparus dans un tee-shirt, et c’est le corps d’un mannequin de vitrine qui apparaît. Il y a du trouble dans le genre : entre animé et inanimé. On ne sait plus qui est qui, ou qui est quoi. Le play-back des quelques paroles écrites par Denis Cooper renchérit dans cette indétermination des êtres peuplant le plateau.
Il faudrait savoir écrire sur la présence des interprètes de Gisèle Vienne, sur cette absence comme un gouffre ouvert sous leurs pieds, et sous les nôtres, sur ces regards vides parce que trop pleins, qui pourtant vous absorbent comme seul un état amoureux a le pouvoir de le faire.
Qui voudrait narrer Kindertotenlieder s’y casserait bien vite les dents. Pour celui qui accepte de s’y abandonner, il sera un long poème visuel, sensoriel, où le désir est prédation, le sexe est mort, la mort est ennui. Dans la dépouille des marionnettes étendues au sol, dans le suspens des corps dépoitraillés, dans l’arc que décrit la cambrure d’une chanteuse de rock, réside le glaçant et bouleversant deuil des formes, pures enveloppes, abandonnées, vidées, prêtes à la métamorphose ou à l’oubli, sur cette lande blanchie d’une pluie séminale qui jamais ne tarit.
Kindertotenlieder est l’œuvre au noir de Gisèle Vienne. Âpre, peu aimable, hermétique, mais diablement fascinant, puissant. La danse macabre de notre époque.
© Mathilde Darel
Kindertotenlieder, conception de Gisèle Vienne
Textes et dramaturgie, Dennis Cooper
Traduction, Laurence Viallet
Musique originale live, KTL (Stephen O’Malley, Peter Rehberg) et « The Sinking Belle (Dead Sheep) » par Sunn O))) & Boris (monté par KTL)
Lumières, Patrick Riou
Conception des robots, Alexandre Vienne
Conception des poupées, Gisèle Vienne
Création des poupées, Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne, assistés de Manuel Majastre
Maquillage, Rebecca Flores
Voix, Jonathan Capdevielle, Dennis Cooper
Avec Sylvain Decloitre, Vincent Dupuy, Theo Livesey, Katia Petrowick, Jonathan Schatz
Interprètes à la création, Jonathan Capdevielle, Margret Sara Gudjonsdottir, Elie Hay, Guillaume Marie et Anja Röttgerkamp
Durée : 1 h 30
Du 6 au 9 octobre 2021 à 20 h 30
Centre Pompidou
Place Georges-Pompidou
75004 Paris
Tél : 01 44 78 12 33
www.centrepompidou.fr
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