Paroles d'Auteurs // « Kant / Noir et humide / Si lentement / Petite sœur » de Jon Fosse

« Kant / Noir et humide / Si lentement / Petite sœur » de Jon Fosse

Mar 19, 2010 | Aucun commentaire sur « Kant / Noir et humide / Si lentement / Petite sœur » de Jon Fosse

Lecture de Plume

Jon Fosse, auteur norvégien, nous propose ici quatre textes pour enfants. A priori chacun porte un lexique minimaliste, voire même saturé de répétitions, qui n’appartient ni au conte, ni à la scène, ni à la nouvelle. Nous avons plutôt l’impression de prime abord d’avoir affaire à un auteur de manuel scolaire, tant les textes relèvent de la simplicité, de la fraîcheur mais surtout de la neutralité d’un ouvrage d’apprentissage de lecture. Dans Kant, un petit exprime ses peurs nocturnes à son papa depuis son lit douillet. Dans Noir et humide, la jeune Lene veut se rendre à la cave pour l’explorer malgré ses craintes, mais n’y parviendra pas. Si lentement, est une histoire de banane rapportée à la maison avec le tourment de continuer de pouvoir en taire le vol. Petite sœur, est l’aventure d’un frère et d’une sœur de trois et quatre ans, quittant leur domicile en secret, pour se rendre tout seuls à la mer malgré l’inquiétude suscitée par l’interdit. Les mots sont martelés, repris en boucle, repérables comme dans tout manuel quelconque. Une thématique commune se dégage des situations proposées, celle des angoisses liées aux expériences que l’enfant est amené à faire autour de la notion de maison, symbole de la famille, point d’attache du petit qui n’hésite pas, sous la plume de l’auteur, à  savourer sa sécurité, à en explorer ses recoins ou à amorcer quelques départs. Rien que de très général. Or, à y regarder de plus près, non seulement le point de vue de ces enfants diffère des préoccupations de la narration purement pédagogique, mais encore surgit un paradoxe dans la forme. En effet, celle-ci s’apparente bien à la saynète si on accepte de se  pencher sur ces drôles de répliques qui, sous leur aspect redondant et maladroit transcendent aisément leur banalité. L’auteur semble donc lancer un défi au genre, rendant finement théâtral un contenu qui n’en porte pas du tout les marques classiques.

Des répliques troglodytes

Les répliques apparentes sont des plus quelconques, voire lassantes « -Aïe, aïe, aïe, dit Lene » (Noir et humide), « -J’ai peur, papa, dis-je. -De quoi? Dit -il. -De rien en particulier, dis-je » (Kant), « On m’a donné une banane, dis-je » (Si lentement), « Tu es ma petite sœur, dit-il » (Petite sœur). Or, le « reste », le hors dialogue, ne correspondant  pas à la narration mais au monologue intérieur direct ou indirect, devient réplique en soi. Et nous constatons que ce qui est dit par ce biais, ce qui afflue à la conscience de l’enfant personnage, offre un intérêt bien supérieur au dialogue en lui-même. On apprend par exemple que la peur du noir de Kristoffer est existentielle et que toutes ses interrogations concernant la finitude ou l’illimité de l’univers finissent par se cristalliser autour d’un nom suggéré par son père, celui du philosophe Kant, qui précisément signifie… « bord » en norvégien. Ainsi, Jon Fosse renverse-t-il les codes de la réplique. Celle de surface (qui porte toutes les marques traditionnelles du dialogue) est anodine, tandis que celle de l’enfoui (le monologue intérieur) dépasse l’anecdotique. Ceci est appliqué dans chaque texte car chaque enfant « regarde » le monde au sens latin de « intuor », avec ses yeux et son intelligence. La vraie réplique devenant alors incontestablement la réplique intérieure, masquée au dedans, effleurant le verbal, on oserait la catégorie du « troglodyte » (du grec trôglodutes, qui habite dans les trous). Nous nous apercevons donc que quel que soit le texte, tout est réplique et surtout ce qui, perçant le dialogue officiel tel un habitat troglodyte dans la morne plaine du convenu, ne le semble pas. Ces quatre textes sont donc truffés de « répliques troglodytes » en lieu et place de la narration, appellation qui se lie bien avec la thématique principale de la maison (dont l’élément cave se distingue) abordée par répétitions envoûtantes sur la rythmique enfantine. Tout est donc parole mais tout est-il scénique ?

Le point arrière

Lorsque le signifiant (ici, la réplique qui fait sens) affiche un nombre incalculable de répétitions, quelle est sa prétention dramatique ? Le mot « main », par exemple, surgit vingt et une fois dans Noir et humide et c’est un des moins usités. Comment le texte échappe-t-il à la logorrhée ?  Bien plus, comment l’auteur arrive-t-il à nous y attacher ? C’est qu’il fait précisément œuvre de « petite main ». Si on considère ne serait-ce que ces deux phrases : « Lene retourne jusqu’à la chaise, traîne la chaise derrière elle jusqu’au lit, ramasse les vêtements de son frère et les remet sur la chaise » et  « Lene se glisse de plus en plus loin en poussant la lampe de poche devant elle, de plus en plus loin elle se glisse… », on constate que le mot « chaise » pour l’une et l’expression « elle se glisse » font redondance mais… pas n’importe comment. Ces répétitions ont la mécanique du chiasme, qui elle-même, du fait de la multiplicité du procédé dans cet ouvrage, a la précision du « point arrière », point le plus utilisé dans la couture à main (part lequel on commence toujours de droite à gauche, nœud par-dessus l’aiguille à quelques millimètres à l’arrière de l’endroit d’où elle vient de sortir) et dont le but est de faire tenir deux tissus ensemble. Ici, le « point arrière » de Jon Fosse fait tenir le réel et l’imaginaire ensemble, conscience et intériorisation, gestuelle de l’enfant et effet de son anticipation, tout au long de ces véritables saynètes qui mettent le petit personnage en exergue avec sa cadence propre, bien vivante, ses refrains et ses désirs de transgression.

L’élégance des petits personnages

Un vrai théâtre pour des enfants qui sont déjà à part entière dans le monde ! « Ah, des gens aussi élégants, dit l’homme. » Il s’agit, dans la dernière saynète,  de la remarque énoncée par un monsieur âgé qui rencontre un petit frère et une petite sœur se tenant par la main sur le bord de la route, fuguant en toute bonne conscience, malgré une inquiétude liée aux parents. Ils se sont vêtus pour aller à la mer. Ce qui est touchant est d’une part le respect de l’adulte (qui alertera les parents sans effrayer les enfants) et d’autre part l’impassibilité des petits qui peuvent continuer à jouer le jeu de personnages « élégants » à qui on ne reproche pas la conduite. Ce qui est remarquable aussi dans chaque saynète est l’incroyable détermination de ces petits personnages, aux désirs constants, à l’esprit de conquête imparable, au renouvellement incessant de leur élan vital, comme l’expression incontournable de la naissance, de la fracture et du rebond d’une vague. Même si, une fois puni, le petit se sent justement « seul comme les vagues ». Le théâtre pour jeune public de Jon Fosse n’épargne pas le plus jeune de la puissance réaliste des sentiments engendrés par ses actes. Qu’il déborde ou non du cadre, il est recentré, s’en réchappe, est rappelé à l’ordre, trouve d’autres façons d’éprouver le « bord » de l’univers mais…  joyeux, solitaire ou triste, l’enfant tire son élégance de ce qu’il demeure imperturbablement « en marche », force de l’homme en filigrane.

Kant / Noir et humide / Si lentement / Petite sœur
De Jon Fosse
Traduit du norvégien par Terje Sinding

L’Arche Éditeur
86 rue Bonaparte, 75006 Paris

www.arche-editeur.com

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