ƒƒƒ article de Denis Sanglard
A la fin du 12ème siècle Yoshitsune Minamoto en compagnie de son serviteur fidèle Benkei et de ses soldats, déguisés en moines boudhistes itinérants, persecuté et condamné à mort par son frère Yorimoto tente de franchir la barrière d’Ataka gardée par Takashi. Pour convaincre ce dernier, pas dupe de leur identité empruntée, de dissimuler celle de Yoshitsune, Benkei improvise à sa demande la liste des souscriptions supposées pour la collecte de fond destiné à la reconstruction d’un temple, le Kanjicho – ensemble de textes écrits dans des rouleaux de papier destinés à être lus à voix haute.
Yûichi Kinoshita et sa compagnie Kinoshita Kabuki sont de retour à Paris dans le cadre de la manifestation Japonisme. Découvert il y a deux ans à la Maison de la culture du Japon à Paris avec la pièce Kurozuka, la particularité de cette compagnie est de faire un pont entre le Kabuki originel, traditionnel, et le théâtre contemporain. Plus qu’une adaptation c’est une véritable transgression avec pour résultat paradoxal mais juste d’être au final au plus près de l’œuvre originale. Une fidélité qui prend en considération la distance, temporelle et culturelle, entre la pièce originelle (celle-ci fut créée en 1840, écrite par Gohei Namiki III à partir du nô Ataka) et le monde contemporain, transpose les éléments du passé, fond et forme, dans le présent. A commencer par la structure même du kabuki. On ne s’étonne pas plus que ça des transpositions musicales audacieuses et franchement drôles. A commencer par les traditionnelles partitions de shamisen, tambours et flûtes accompagnant le narrateur-chanteur ici tout simplement vocalisées en chœur lors de la danse, le nagauta, de Benkei ivre de saké. Et plus loin des acteurs/chanteurs soudain métamorphosés en boys-band pop, entre techno et rap et chorégraphie idoine pour une danse échevelée, entraînante qui fait très vite tanguer les spectateurs hilares. Cette même techno qui devient ambiance sonore et souligne les effets dramatiques dévolus traditionnellement aux musiciens. L’effet de surprise est garanti mais ne choque pas plus que ça. Mieux même cette volontaire transposition, vive et dynamique, cela se vérifie dans la salle, amène une toute soudaine et formidable proximité avec le public moins mis en distance par le kabuki traditionnel, du moins ici en Europe où les codes, les katas traditionnels nous échappent comme ils échappent encore aujourd’hui à beaucoup de japonais. Sans rien changer au fond parce que c’est garder intrinsèquement l’esprit du Kabuki, mais en décalant le sens vers des questions d’actualité, c’est dans la forme que Yûichi Kinoshita amène une formidable modernité. Il démonte combien à tort nous considérons avec respect ici le Kabuki comme un art figé, sclérosé, alors qu’il est à même de toujours évoluer comme son histoire le prouve. Yûichi Kinishita et les metteurs en scène à qui il fait appel, ici Kunio Sugihara, opèrent une révolution nette, tranchante et culottée. La force de cette révolution est d’amener le kabuki vers un public à même désormais de le comprendre et de comprendre ses enjeux internes. Sans rompre avec le passé il s’appuie au contraire dessus et s’il ne donne au kabuki un avenir, tout du moins l’inscrit-il dans le présent. Si le jeu est par tradition souvent exagéré, appuyé, pas de maquillage éclatant, pas de costumes extravagants et somptueux dans le genre aragoto mais une certaine austérité. Ici le noir prédomine, couleur de l’invisibilité, et les tenues ressemblent fort à celles de ninja à peine accessoirisées. Il suffit d’un chapelet et d’un éventail pour être moine, de les mettre en poche pour être guerrier. Car à l’exception des trois rôles principaux les quatre gardiens frontaliers interprètent aussi les vassaux de Yoshitsune jouant ainsi à saute-frontière. Tout ça à vue mais dépouillé de tout effet spectaculaire. Des métamorphoses il y en a d’autres sur cette passerelle propre aux changements, le hanamichi ou chemin des fleurs, lieu de passage obligé entre les coulisses et le plateau. Frontière entre le visible et l’invisible. Mais ce dont il est question ici et auquel semble attaché le metteur en scène et qu’il affirme c’est justement cette idée de frontière, qu’un simple trait de lumière sur le Hanamichi souligne, qui ouvre là aussi le kabuki sur notre époque sans rien dénaturer de son sens. Dans un monde où les frontières s’ouvrent, disparaissent, où se ferment, le Japon n’est pas exclu de ce mouvement. Frontière que l’on choisit de franchir et qui ouvre sur un ailleurs. A commencer déjà par cette volonté absolue d’ouvrir le kabuki à la modernité. Ne pas s’en tenir à la forme donnée mais s’en affranchir, les dépasser. Les lignes sont ainsi constamment brouillées. Frontière culturelle transgressée, c’est un américain qui joue Benkei le vassal (Lee 5, imposant). Double transgression puisqu’il n’est ni japonais ni un acteur du sérail. Frontière du genre, entre fiction et réalité, et c’est plus subtil et plus troublant. Yoshitsune, rôle dévolu traditionnellement aux Onagata (qui jouaient contrairement aux idées reçues aussi les hommes) est interprétée par une femme, Noémie Takayama (hiératique et marmoréenne, d’une ambiguïté fascinante), elle-même transsexuelle. Tout est interchangeable, il suffit à l’instar des acteurs de franchir la frontière, celle du plateau ou celle d’une vie, pour se métamorphoser, accéder à un autre destin. Ainsi du personnage de Togashi à cheval sur la frontière qui a le choix de laisser passer ou non ces moines qui n’en sont pas, ce qu’il n’ignore pas, et de ce choix dépend aussi sa vie. Sans doute une des plus belles métaphores de cette pièce. Au-delà donc d’une histoire traditionnelle et historique aussi spectaculaire soit elle, c’est la fable qui est transcendée et développée, actualisée. Et c’est bien cette perméabilité là, ce questionnement sur l’impermanence, qui est au centre de ce kabuki et lui donne aussi, hors de sa forme volontairement provocante, sa modernité. Ce que démontre cette compagnie au final, c’est qu’un classique, et c’est justement sa force, qu’elle que soit la forme qu’on lui prête et lui donne, aussi figée semble-t-elle, dépasse toujours par son contenu universel et le temps et les frontières. En cela le Kabuki montre combien il est perméable aux changements, dynamique et ouvert vers l’avenir.
Kanjinchô supervisoion et réadaptation Yuichi Kinoshita
Mise en scène et scénographie Kunio Sugihara
Avec Lee the 5th, Ryotaro Sakakuchi, Noémie Takayama, Yasuhiro Okano, Kazunori Kameshima, Hiroshi Shigeoka, Yuka Ogaki
Musique Taichi Master
Chorégraphie Sei Kigawa
Lumières Hiroyuki Ito
Son Daisuke Hoshino
Costumes Kyoko Fujitani
Assistant de direction Tetsuya Iwasawa
Régisseur général Nobuaki Oshika
Traduction du surtitrage Miyako SlocombeDu 1er au 3 novembre 2018
A 20h30Centre Georges Pompidou
75004 Paris
Réservation 01 44 78 12 33
www.centrepompidou.fr/billeterie
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