Critiques // Critique • « Jungles » de Patrice Thibaud au Théâtre National de Chaillot

Critique • « Jungles » de Patrice Thibaud au Théâtre National de Chaillot

Oct 10, 2011 | Un commentaire sur Critique • « Jungles » de Patrice Thibaud au Théâtre National de Chaillot

Critique de Pauline Decobert

Voici un spectacle extraordinairement riche tout en étant d’une simplicité remarquable. Bienvenue dans un monde où chaque chose fait signe, où chaque signe fait sens. Et tout cela sans lourdeur bien qu’avec une gravité sourde, qui darde parfois. Même le « s » de « Jungles » a son importance. D’abord parce que plusieurs lectures se superposent. Ensuite parce qu’il y a plusieurs jungles dans lesquelles nous vivons. La jungle c’est cet espace (géographique, psychologique, sentimental, ou symbolique) dans lequel des êtres vivants (animaux, hommes ou les deux) se battent pour quelque-chose : leur territoire, une place, la vie. Tracer des frontières, ou pas. Tout est là. La civilisation, la sauvagerie, l’enfance, l’amour, aussi.

Un miracle théâtral: rencontre inespérée de la joie et de la pensée.

Faut-il raconter une histoire ? Il y en a à foison, chaque scène peut en être une à elle seule. Chaque détail peut se développer à l’infini. Il y a ce qu’on pourrait appeler un fil d’Ariane (car malgré tant de richesses, nous ne nous y perdons pas !) : un homme rencontre une femme, la séduit, puis un être étrange (magnifique acrobate dansant, volant, contredisant les lois de gravité terrestre comme s’il se trouvait dans un milieu lunaire) dépose un autre être dans un panier, finalement adopté par le couple. Les acteurs jouent dans un langage presque musical, les sons au delà des mots ont ici une force expressive impressionnante.

© Christophe Manquillet

Le cirque et le mime se mêlent avec un comique franc, irrésistible. Les enfants sont morts de rire (nous aussi) quand ce personnage au ventre rebondi fait pipi sur la grosse fleur rouge et que la dame vient ensuite s’y fourrer la tête pour humer son parfum en faisant des grands « Mmmmmmmmm !! Aaaah ! Mmmmm ! AAAAaaaah ! », dans une jouissance presque sexuelle, bestiale. Les références fusent en une foule de clins d’œil évidents : Chaplin, De Funès, les marionnettes type Guignol, la mythologie romaine (Romulus et Rémus pour l’adoption par exemple), la mythologie grecque (le satyre et la nymphe), j’en passe, et bien sûr on retrouve aussi les Deschiens (Patrice Thibaud et Philippe Leynac se sont rencontrés sur un spectacle de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, les « Étourdis » en 2003-2004). Cet humour est simple, mais non simpliste, parce qu’il est clair, accessible : on voit tout ce qui se passe dans la tête des trois personnages, comme s’ils parvenaient à projeter leur propre pensée, leur propre vécu, leurs propres fantasmes. Miracle ! Une scène particulièrement marquante est celle d’un sauvetage en mer, expérience imaginaire d’un personnage (Patrice Thibaud, merveilleux) qui vogue sur la musique jouée par un autre personnage (il s’agit de Philippe Leygnac, excellent partout, acteur, acrobate, musicien, danseur… qui se transforme aussi vite que les objets qu’il touche). Attention à ne pas se restreindre soi-même, en ne retenant que ce côté loufoque et bariolé, ce décor coloré et transformé mille fois. Le sordide se cache derrière le grotesque. Les coups de bâtons font rire, mais ils brisent aussi. Il y a cette scène déchirante où le couple se retrouve sur la musique vieillotte d’un disque rayé après en avoir tant fait, tant vu, tant vécu, comme si rien n’avait changé alors que plus rien n’est pareil (cela rappelle un peu le tout début et la toute fin de ce film d’Alain Corneau, dont on pensera ce qu’on veut, mais qui a créé un chef d’œuvre, « Série noire », où l’on retrouve cette même fêlure). Tout exprime. Les corps, les visages, qui sont aussi des corps, les sons, la lumière, les objets transformés par des fonctions variables, et qui prennent presque vie parfois (un panier à salade réussit parfaitement ce challenge grâce à Marie Parouty, troublante). Un spectacle sur la limite sans limites (entre les genres, entre les hommes et les bêtes, entre le bourreau et la victime, entre le rire et la douleur, entre les âges -il ne faut pas prendre les enfants pour des imbéciles-, entre la réalité et le rêve ou la fiction voire l’auto-fiction). Cette intention paradoxale et aboutie, est portée avec tant d’énergie, une technique absolument irréprochable qui s’efface pour laisser place à l’imagination, et à la poésie imagée.

Jungles
Écriture
: Patrice Thibaud
Mise en scène
: Susy Firth, Michèle Guigon, Patrice Thibaud
Avec
: Philippe Leygnac, Patrice Thibaud, Mary Parouty, Guillaume Romain
Musique
: Philippe Leygnac
Costumes
: Isabelle Beaudouin
Décors
: Ateliers du Théâtre de Nîmes
Réalisation costumes, accessoires et finitions décor
: Ateliers du Théâtre National de Chaillot

Du 7 au 15 octobre 2011

Théâtre National de Chaillot
1 place du Trocadéro, Paris 16e
Métro Trocadéro – Réservations 01 53 65 30 00
theatre-chaillot.fr

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