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Je t’ai vu pour la première fois au Théâtre de la Bastille, de Tiago Rodrigues, Théâtre de la Bastille

Juin 08, 2016 | Commentaires fermés sur Je t’ai vu pour la première fois au Théâtre de la Bastille, de Tiago Rodrigues, Théâtre de la Bastille

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

OCCUPATION BASTILLE - JE T'AI VU POUR LA PREMIERE FOIS AU THEATRE DE LA BASTILLE " le droit de ne pas savoir ce qui aura lieu " 14 avril > 12 juin 2016 mise en oeuvre Tiago Rodrigues avec les equipes technique et administrative du Theatre de la Bastille, 70 spectateurs du Theatre de la Bastille, Jacques Bonnaffe, Miguel Borges, Raquel Castro, David Geselson, Gregoire Monsaingeon, Alma Palacios, Ruth Vega-Fernandez

© Pierre Grosbois

« Les scarabées de la mémoire font rouler leurs petites boules de bouses sur des dunes inattendues… »

Longtemps, longtemps, longtemps après que les théâtres aient disparu, après que l’O.N.U ait déclaré l’art théâtral définitivement éteint (en 2028), que dans les dernières réserves théâtrales créées les derniers comédiens, espèce devenue rare et protégée, jouant des artefacts de pièces pour des touristes de moins en moins curieux d’un art devenu mystérieux et inconnu, appartenant à un passé lointain, les derniers comédiens donc, le cœur et les subventions en berne, se furent aussi éteints, que les théâtres soient fermés définitivement, que le Théâtre de la Bastille ait fait faillite, que sa directrice adjointe soit nommée ministre de la culture et du bonheur (sic), que les néons de sa façade ne se reflétèrent plus, rue de la Roquette, dans la vitrine du troquet de Mousse son patron, après une occupation citoyenne de 68 jours jadis dans ce même théâtre, une poignée d’irréductibles, gaulois et lusitaniens, oubliés de tous, de ceux qui participèrent à cette occupation dès les premières heures, occupait encore 7305 jours après (en 2036), ce plateau à peine éclairé, les derniers projecteurs ayant claqué il y a longtemps, avec cette même question récurrente qui lança cette action nouvelle et révolutionnaire  vingt ans plus tôt : « Y’a-t-il de nouveaux projets ? ». Et toujours parmi ces résistants blanchis sous la lutte et le temps, fatigués et affamés, une main se levait pour proposer un nouveau projet, poser de nouvelles questions, de nouveaux débats, évoquer et jouer des souvenirs, fantômes qui traversèrent et désormais hantent le plateau et les mémoires, prolongeant cette occupation qui voulait ne pas avoir de fin…

Comment conclure cette occupation qui vit le Théâtre de la Bastille entrer en ébullition citoyenne ? Où comédiens, personnel et spectateurs 68 jours durant occupèrent les lieux, inventèrent une nouvelle façon d’investir un théâtre, débattirent furieusement, avec passion, posèrent des questions qui n’apportaient pas forcement de réponse, partagèrent des secrets qui ne seront jamais révélés, écrivirent des lettres dont les destinataires ne répondraient sans doute jamais, évoquèrent leur souvenir de théâtre, bribes précieuses d’une mémoire fragile, se réunirent en comités, dont les émotifs anonyme, firent enfin spectacle et débat trois soirs durant avec fièvre et émotion (Ce soir ne se répétera jamais) où votre chroniqueur malade dû partir avant la fin ? Comment conclure cette occupation qui bouleversa ceux qui y participèrent, ou ceux qui y renoncèrent ?

Tiago Rodrigues renvoie chacun à sa place, les spectateurs dans la salle, les techniciens et le personnel dans leur bureau et les comédiens sur le plateau. Une façon de mettre tout ça en distance, de mettre à plat cette expérience, d’en faire un bilan, une fiction chargée du poids d’une réalité et d’une expérience qui ont traversé chacun 68 jours. De ce maelstrom communautaire et de ces matériaux originaux et précieux, Tiago Rodrigues et les sept comédiens qui l’accompagnent ont écrit un petit bijou, un bilan provisoire, drôle et mélancolique, fragile, bourré d’émotion et de rire. Une façon de prolonger cette occupation, de rendre hommage à ceux qui participèrent à cette aventure hors-norme. On pense à Perec, «  je me souviens… » qui ouvre tout soudain sur un univers et des émotions que l’on croit enfouis mais qui restent là, à la pointe du cœur, et qui sans bruit sans doute ont modifié singulièrement notre chemin. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, de mémoire. De bribes éparses, de souvenirs incomplets, parfois confus, mémoire vive d’un théâtre qui ne peut mourir tant que le « je me souviens… », résonne encore et tambourine.

Les sept comédiens sur le plateau, comme les sept mercenaires d’un art qui refuse de disparaître et résiste à la politique, aux politiques, au public même, à son ingratitude parfois, reprenant les matériaux de cette occupation, comme dépositaire d’un trésor friable et fragile, actent cette révolution que fut cette expérience unique, et en rendent toute la richesse, la complexité et la saveur poivrée. Mais sous la légèreté et la sensibilité, le rire parfois, l’inquiétude taraude et interroge aussi l’avenir du théâtre. Celui-là, engagé, citoyen, politique au sens premier du terme. Cette occupation qui sous la fiction se refuse à mourir, c’est aussi le constat d’une nécessité, celle d’un combat, d’un engagement porté par le théâtre dans son ensemble, spectateurs inclus. Un regard lucide et poétique, ce n’est pas incompatible, sur le monde comme il va, bien ou mal. La mémoire d’un théâtre, partagée, vécue par tous, participe de ce combat et de cet engagement irréductible. C’est aussi son avenir. Et tant pis s’il faut un soir d’hiver glacial manger le metteur en scène.

Je t’ai vu pour la première fois au Théâtre de la Bastille
Texte et mise en scène Tiago Rodrigues
Création Lumières Antoine Seigneur-Guerrini
Création maquillage Fatira Tamoune
Régisseur bastille Yan Le Herissé
Stagiaires Sara Fauteux, Marion Malenfant
Avec Jacques Bonnaffé, Miguel Borges, Raquel Castro, David Geselson, Grégoire Montsaingeon, Alma Palacios, Ruth Vega-Fernandez
Du 6 au 12 juin 2016 à 20h, dimanche à 17h, relâche le jeudi
Spectacles gratuits

Théâtre de la Bastille
76, rue de la Roquette – 75011 Paris
Réservations 01 43 57 42 14
www.theatre-bastille.com

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