ƒ article d’Anna Grahm
La médecine pour épouse, la littérature pour maitresse
Il est de ces gens qui ont tant vécu qu’ils ne meurent jamais. Il est de ces gens qui savent s’effacer pour offrir aux gens, non pas leurs propres états d’âme, mais un supplément d’intelligence. Il est de ces gens qui « ont ce talent qu’il leur faut respecter ». Anton Tchekhov apprend – presqu’étonné – qu’il est un de ceux-là. Et c’est cet homme que Bruno Abraham-Kremer va tenter d’approcher. Qu’il va essayer de nous faire approcher dans toute sa complexité. C’est ce souffle d’amour et de liberté, ses révoltes et ses questionnements qui vont parfois nous parvenir. Au travers de sa foisonnante correspondance, l’acteur nous livre par petites touches « ces envies de vivre », ces différentes voix qui n’ont cessé de chercher leurs voies.
Sur la scène, un volumineux tapis enroulé sert d’outil de mesure à l’arpenteur, de boussole à l’aventurier. Un simple carré ouvragé indique Moscou, derrière le rideau de perles, danse le lointain, la profondeur de ses lacs et de ses ciels tourmentés, quand tout autour dans la pénombre, sont suggérés les routes boueuses qu’empruntent les petites gens. Le blanc de la veste reflète les éclats de ces différents mondes, du plus pathétique au plus précieux. La mise en scène de Corine Juresco ressemble à la plume de l’auteur, ici tout est suggéré, les violons de Ghislain Hervet comme de brefs sanglots, une légère brise, un air de fête, ici et là se dessine l’idéal poursuivi par l’auteur, « la brièveté, sœur de tous les talents ».
La scénographie de Philippe Marioge épouse elle aussi la concision de l’écrivain. Quelques images ouvrent l’espace, ce trop d’espace de la Russie qui inscrit en résonance la souvent trop mesquine existence des hommes. « Le monde est beau, nous dit l’auteur, c’est nous qui ne le sommes pas. » Photographies d’une époque qui rejoint la nôtre. Échos des crises qui reviennent, chatoiements des petits riens dans l’immensité immuable, que seuls quelques uns « savent regarder avec lucidité ».
Bruno Abraham-Kremer effeuille cet esprit libre. Découvre son humilité. Le mystère d’une conscience juste. « Quelque chose proteste en moi » et continue de protester en nous. Dans les veines d’Anton Tchekhov coule le sang du moujik, ce paysan « qui n’a pas eu d’enfance », qui a connu les privations de la misère, les coups d’un père, et les soumissions de sa mère et de sa sœur. C’est la traversée des inégalités et des discriminations qui va le conduire à la liberté. C’est son quotidien de médecin qui va soigner jour après jour des êtres qu’on ne remarque pas, ces caractères dociles qu’il convient d’avoir, c’est son infatigable bienveillance qui va irriguer toute son œuvre. Ce sont ces attentes qu’il rencontre, l’attente d’un regard, d’une attention, de l’amour, d’un avenir, ce sont ces pudeurs tues qu’il perce, ces effacements effarants, ces torpeurs qu’il dénoncera tout le long de sa vie. Parce qu’il « hait les mensonges et les violences », il traverse la Sibérie pour témoigner des conditions de vie des prisonniers de Sakhaline et de leurs familles.
Bien qu’il soit lui-même malade – il a la tuberculose – il s’engage dans la lutte contre le choléra. Bien qu’il ait « peur de la religion », il s’interroge lors de l’affaire Dreyfus, sur les relents antisémites, sur « ces juifs fantômes qui soulagent les inquiétudes ». On découvre tout le long du spectacle un homme digne, compatissant et facétieux. On regrette qu’il s’en dise aussi peu sur cet amoureux de femmes libres. Mais du bouillonnement, surgit l’esprit plein de vitalité de l’immortel. Le courage d’un écrivain qui aura eu à cœur de toujours camper des anti héros qui se débattent sous la chape de plomb des préjugés, qui disent en creux à tous ceux qui les écoutent, qu’ils pourraient, s’ils le voulaient, avoir une vie meilleure.
J’ai terriblement envie de vivre
D’après la correspondance d’Anton Tchekhov
adaptation et mise en scène de Bruno Abraham-Kremer et Corine Juresco
scénographie Phillipe Marioge
lumière et images vidéo Arno Veyrat
création sonore Medhi Ahoudig
musique originale Ghislain Hervet
costumes Charlotte Villermet
Avec Bruno Abraham-KremerAu Théâtre du Petit Saint-Martin
17, rue René boulanger 75010 ParisA partir du 17 septembre 2014
Du mardi au vendredi à 21h, samedi 16h et 21h
réservations : 01 42 08 00 32
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