ƒƒƒ article d’Anna Grahm
Il se dit être un homme honnête. Mais qui est réellement Ivanov ? Lorsque le public entre, il est assis sur un tabouret comme un enfant puni, comme un insecte agrippé au mur du fond. Mais le fond découvre vite des arrière-fonds, une cour pleine de malles en bois, une maison cossue pleine de musique. Dès le début, Luc Bondy installe son personnage perdu dans un décor de cathédrale, instille la mélancolie et l’immensité et la solitude. Car plutôt que de se joindre aux réjouissances, de rire, de chanter et de vivre, plutôt que de lever la tête vers le premier étage pour regarder sa jeune femme s’habiller, il reste muré dans l’accablement avec sa tête d’enterrement. Vissé dans son costume mou, il tourne en rond d’un pas traînant, ou reste amorphe, fume d’un geste nonchalant et rien de ce qu’on lui demande ne le touche, ne l’atteint ni ne l’attendrit. Son apathie le rend odieusement antipathique. Et son corps en accordéon lui fait un squelette spongieux. Sa langue est si indifférente que le bon docteur qui soigne sa femme s’en offusque. Il lui reproche sans cesse sa brutalité et tente en vain de lui faire entendre la gravité de l’état de sa patiente. Mais le bon docteur – qui ne s’avoue pas sa propre passion – se fracasse chaque fois contre cette indolence, cette impuissance, cette lassitude. Ivanov est criblé de dettes, il a jusqu’ici beaucoup travaillé, beaucoup bataillé pour imposer ses idées, ses choix de vie et aujourd’hui, il est ruiné, sa femme est mourante et il n’en peut plus.
Est-ce la mort programmée qui rôde qui a dressé entre lui et le reste du monde cette paroi hermétique ? Est-ce, comme le prétendent les mauvaises langues du voisinage, un homme corrompu prêt à tout pour trouver de l’argent ? Dans le salon nazillon où les acteurs ont eux-mêmes creusé leur trou, on ne parle que de lui. Sous les lustres, l’ambiance malsaine se concentre toute entière sur ce point de crispation, de fascination. On le juge paresseux, pleurnichard et ses épousailles avec Sara la juive canalisent toute leur défiance, libèrent une parole pleine de fiel, brassent toute la parole nauséeuse de ce petit monde antisémite. Et sur le tapis rouge, on imite l’accent yiddish en rigolant, et autour du gâteau d’anniversaire de Sacha qui trône au milieu de la pièce, on s’acharne à jurer qu’Ivanov est un odieux personnage calculateur. Et on bâille d’ennui, on ricane bêtement et on parle placements. Mais de ces conversations obsessionnelles, on ne sort pas grandi, on se révèle malades de peur, mais alors très vite on éteint les lumières pour s’épargner cette angoisse, et on fuit dans des économies de bouts de chandelles. Ce soir-là, Ivanov a rejoint cette bande d’alcooliques, il va traîner son cafard sur ces faces braillardes, faire des baisemains à leurs sourires narquois. Ce soir-là l’ours va se frotter à ces sagouins.
Et si le fardeau qu’il porte lui a brisé le dos, qu’il est déjà plus mort que vivant, nul ici ne semble s’en rendre compte. Tous trop occupés à crever d’ennui, ils ne prennent pas le temps, ni d’essayer de se comprendre, ni de se changer. Seule la petite Sacha, au visage d’ange, se démarque de cette racaille et réclame de le sauver en lui offrant son amour. Une déclaration qui plonge le plateau sur une image époustouflante.
Mais Ivanov est fatigué, épuisé, laminé. Par son extraordinaire lucidité qui éclaire l’insondable bêtise qu’il côtoie, qu’il ne peut plus supporter. Par les crapuleries de son homme d’affaires, par la calomnie perpétuelle dont il est l’objet, qui a usé son intégrité. Parce qu’il est à la fois victime et bourreau, incapable de ressusciter sa foi en l’amour, parce qu’il a dérapé dans l’injure et qu’il a rejoint la cohorte des hommes orduriers.
Ivanov n’a plus la force de lutter. Son bureau est pris d’assaut par les beuveries de ses amis misogynes, il se coltine ces pochtrons, devient aussi filandreux que ces filous, ces félons. Ivanov perd son épaisseur, sa réalité, sa vitalité, sa probité, il meurt doucement.
La noce avinée, où les corps s’effondrent, illustre cet éparpillement de l’être, les gestes lents qui s’effritent et les consciences asséchées qui partent en miettes. Dans cette antichambre, les manteaux noirs pendus évoquent ce peuple de fantômes qui ébranle la pureté des intentions de la jeune mariée. Ivanov n’est plus qu’un zombie cloué à son fauteuil, déjà disparu sans que l’on s’en soit aperçu, il meurt devant le violoncelle de sa femme, sous les coups répétés des vérités du bon docteur, à cause de cette prostration contagieuse qui l’a étouffé jusqu’à le tuer. Et c’est bien sur cette humanité exténuée, si magnifiquement interprétée, c’est bien sur cette humanité en faillite, sur l’esprit des lumières qui s’enlise dans une vase visqueuse que l’on ne peut s’empêcher de pleurer.
Ivanov
Texte Anton Tchekhov
Mise en scène Luc Bondy
Assisté de Marie-Louise Bischofberger et de Jean-Romain Vesperini
Décor Richard Peduzzi
Avec Marcel Bozonnet, Christiane Cohendy, Victoire Dubois, Ariel Garcia Valdès, Laurent Grévill, Marina Hands, Yannick Landrein, Roch Leibovici, Micha Lescot, Chantal Neuwirth, Dimitri Radochévitch, Fred Ulysse, Marie Vialle
et les invités Coco Konig, Quentin Laugier, Missia Piccoli, Antoine Quintard, Victoria SitjàDu 29 janvier au 1er mars 2015
Et du 7 avril au 3 mai
A 20 hThéâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon – 75006 Paris
M° Odéon
Réservation 01 44 85 40 40
theatre-odeon.eu
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