© François Stemmer
ƒƒƒ article de Marguerite Papazoglou
Itmahrag ou « festoyons », néologisme à partir de mahraganat (festivals en arabe), dont Olivier Dubois signe sa nouvelle pièce. Le mahraganat ou electro chaâbi aurait pu passer inaperçu comme un simple courant musical pas extraordinaire ; seulement l’ampleur de l’adhésion populaire, notamment après la Révolution de 2011 au-delà même des quartiers ghettoïsés où cette musique est créée, en font un phénomène social d’ampleur, une caisse de résonnance haute-fidélité de la rue, de la jeunesse égyptienne et de l’avenir.
Concrètement ce sont des modules électro et basses profondes mêlés aux percussions du chaâbi traditionnel des fêtes de mariage, sur quoi sont mixées des voix auto-tunées débitant un rap aux tonalités orientales. Populaire dans tous les sens du terme, cette musique produite et diffusée sur le net hors des circuits économiques habituels, est devenue le son le plus écouté, de préférence à plein volume, sur tous les haut-parleurs de l’Egypte, des fêtes branchées, aux mariages, aux péniches touristiques et aux taxis. Elle fédère autour de textes transgressifs et déchaîne une danse festive et émancipatrice. C’est d’ailleurs peut-être plutôt ce potentiel socio-politique que le prétexte de paroles trop impies qui ont poussé, le 16 février dernier, le gouvernement égyptien à interdire toute diffusion officielle de ces artistes ! Ceci étant dit, qu’en faire ? travailler avec ces artistes et non pas les utiliser (comme on le voit opéré trop souvent sur la scène contemporaine avec toutes formes de danses urbaines ou traditionnelles, talentueuses, fraîches et non académiques), c’est le pari réussi d’Olivier Dubois.
Comme pour rester au plus près de l’expression des interprètes, un décor minimal et un plateau nu. Dès l’entrée informelle du public, les voix et les corps qui nous accueillent établissent un niveau d’énergie haut perché. L’effet est immédiat, ça exige vigilance, présence, humour et sagesse. Ça émoustille, ça ouvre des portes. Dans cette langue et dans ces corps, une urgence à dire, audible dans le débit et le timbre posé des voix, une familiarité mordante associée à un humour vital, un verbe décontracté et foisonnant. Le monde pluriculturel et le quotidien des quartiers populaires du Caire est posé. A un moment, ça aura commencé. Face public en quinconce, débit à sept voix et corps d’une présence totale, acrobaties, unissons et décalages rythmiques, lignes dynamiques, l’énergie se dépense, comme ça gratuitement, comme un départ de feu à partir d’un rien, juste en se regroupant. Laisser opérer, pas besoin d’arrangeur.
La sobriété des outils n’en construit pas moins un rythme organique parfait et un espace toujours en mouvement. Olivier Dubois ne se contente pas de montrer le mahraganat, ce qu’il nous fait goûter c’est la richesse de la culture égyptienne à travers les singularités de ses interprètes. De chacun, il fait surgir une vitalité qui vous prend le cœur et les tripes. L’espace saturé de son, d’émotion, de violence aussi, sait s’écarter sur des moments de suspension, de silence groggy. C’est là que l’on voit rougir la beauté et la charge subversive de ces prises de corps et de parole, de ces verticalités dressées face aux vents désertifiants. Il y fouille aussi un pendant de tendresse, de fierté bafouée, de noblesse de cœur, voire de mélancolie, qui ne s’expose pas d’emblée à la vue et à la vie publique.
Retenez votre souffle, un extrait : « L’amnésie a commencé il y a deux mille ans » la contradiction inhérente à cette phrase perce soudain la nappe sonore au volume hypnotique, ces corps si charnels l’instant d’avant soudain échappent : une distance infinie les projette dans une vision fictionnelle où les événements historiques défilent et se mélangent. Combien de milliers d’années d’histoire portés là au juste ? L’histoire qui empêche d’écrire l’histoire au présent… Trop de complexité, trop de ruptures, trop de blessures. Et pourtant « je vis ». La rationalité sature mais les corps sont là, pleins de force.
Le disque totem solaire devient médaille vacillante psychédélique, puis rougeoyant derrière l’écran de fumée conventionnel, il nous propulse dans une rave party aux rythmes galvanisants. Quelques bouts de nudité, une danse au couteau façon cabaret, mais la fumée envahit la salle, les couleurs et les nappes sonores changent et soudain nous ne sommes plus dans le milieu branché de la nuit mais dans la rue par une nuit d’émeutes. Sur le plateau, les scènes se décuplent soudain, c’est une foule, des manifestants isolés dans les fumigènes, des agresseurs et des victimes indiscernables et indistincts. La scène devient champ de bataille, chaos, labyrinthe où chacun est perdu dans une absence de visibilité et une solitude radicale. On se cherche, on crie en vain dans le vacarme annihilant, on tombe, on bâtit des abris branlants derrière des barricades de fortune, tout devient arme, telle est la violence intime des scènes d’émeute si médiatiques. Les corps deviennent des choses de rien et les cadavres des choses énormes. Puis, à nouveau, avec désinvolture, la vie reprend, avec toute la richesse du quotidien c’est-à-dire de la culture vivante.
© François Stemmer
Itmahrag, d’Olivier Dubois
Direction artistique et chorégraphie Olivier Dubois
Assistant artistique Cyril Accorsi
Composition musicale François Caffenne et Ali elCaptin
Lumières Emmanuel Gary
Régie générale François Michaudel
Scénographie Olivier Dubois et Paf atelier
Avec
Danseurs: Ali Abdelfattah, Mohand Qader, Moustafa Jimmy, Mohamed Toto
Musiciens chanteurs : Ali elCaptain, ibrahim X, Shobra Elgeneral
Durée 1 h 30
Le spectacle a fait sa première le 29 janvier 2021 à huis-clos et en streaming dans le cadre du festival Vagamondes à la Filature, scène nationale de Mulhouse, et a été présenté aux professionnels le 2 mars 2021 au CentQuatre-Paris.
Le CENTQUATRE-Paris
5 Rue Curial
75019 Paris
Réservation au 01 53 35 50 00
Tournée (idéalement)
Du 12 au 15 mai 2021 : Chaillot – Théâtre national de la danse
25 mai 2021 : Paris Le Tangram, Évreux
27 mai 2021 : Théâtre Paul Éluard de Bezons
29 mai 2021 : Espace Germinal, Fosses
Du 1er au 3 juin 2021 : Biennale de la danse de Lyon 2021
8-9 juillet 2021 : Festival de Marseille 2021
12-13 juillet 2021 : JuliDans Festival, Amsterdam
Du 15 au 17 juillet 2021 : Festival Paris l’Été, Paris
5 octobre 2021 : Les Halles de Schaerbeek, Bruxelles
15 octobre 2021 : One dance week festival, Plovdiv, Bulgarie
Octobre 2021 : DCAF Festival, Égypte
Novembre 2021 : Festival euro-scene Leipzig, Allemagne
20-21 novembre 2021 : RomaEuropa Festival, Rome, Italie
Dates en cours de report
La Coursive, La Rochelle
Théâtre Bernadette Lafont, Nîmes
Scène conventionnée de Limoges, Limoges
Maison de la culture d’Amiens
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