ƒ article de Marguerite Papazoglou
Is it worth to save us? C’est un sillage de wasabi sur une plage de ketchup, un arrêt sur image d’une idole dans une moue ridicule, un cri qui tente de s’échapper d’un corps toujours trop sage. Dérailler, sortir de leurs gonds et de la bienséance, c’est ce que les deux protagonistes, Ito et Moriyama, interprètes d’exception, danseurs, acteurs et clowns s’efforcent de faire. Se perdre quelque part, se retrouver à nu afin que quelque chose perce ! Ou du sublime ratage de tout cela. Car l’errance dans les souvenirs d’enfance est déjà retaillée pour l’occasion, dans un silex tranchant, et donnée comme signe d’une altérité catégorique — comme si la différence et la provocation, ça se décrétait. C’est presque une joute entre ces deux séries de morceaux de vies dansés, récits dits ou diffusés en voix off, autant exposés là, sanguinolents, que se faisant front l’un l’autre, se poussant mutuellement vers cette distance zéro à soi et à l’autre, limite jamais atteinte.
Au départ « us » ce serait « nous les humains », mais dans cette danse des mille voiles où chaque récit-épisode est un masque autant qu’une révélation intime, la question s’arrime très vite aux corps des deux spécimens d’humanité qui s’exposent sous nos yeux, nous projetant ainsi dans le rôle plus malaisé du juge. Alors se met en place le jeu du chat et de la souris qui consiste pour le couple Ito/Muriyama à glisser d’un registre à l’autre — danse à échapper toujours au verdict par le fond sans fond des moules dans lesquels ils font mine de rentrer. Que penser de ces éternels enfants qui se prennent pour des extra-terrestres ? que penser de cette forme qui n’en finit pas de se déjouer ? que penser de cette question finalement présente-absente ?
Dans le dérapage permanent autre chose affleure : quelque chose de plus sourd, comme la lame sans écume, une force qui peut-être les surpasse enfin : ça fuit. Il y a une fuite perpétuelle. L’intime exposé ne l’est pas, il se dérobe, car le miroir tendu par la question-titre rend toute innocence impossible. Les « je » perdent leurs contours, la relation à l’autre est une dévoration : la vie de l’autre qui se mêle à la sienne propre, que l’on mange pour se nourrir un peu ou pour la lui recracher à la figure, comme ces pétales de rose, dans un rire qui se plaît à embourber tant sa cible que son auteur.
Contournant tout sérieux, le « duet » de comédie musicale finissant en tartes à la crème apparaît comme l’apothéose d’une bulle de savon entre burlesque et tristesse où la farce éclate laissant apparaître, dans les volutes de la machine à fumée qui finit par engloutir la scène et le spectacle, des acteurs nus au regard intensément vidé, atteignant peut-être dans cet ultime instant la fêlure recherchée. Car si l’on ne peut douter de l’attention de Kaori Ito pour la vulnérabilité et son savoir-faire pour transmuer les cicatrices en lisérés d’or — notamment pour citer un exemple dans le magnifique duo avec son père « Je danse parce que je me méfie des mots », dans lequel les mots intimes et la danse étaient tressés comme les pleins et les déliés d’une calligraphie — ce sont peut-être lesdites cassures qui ont manqué ici pour pouvoir exercer l’art japonais du kintsugi. Trop peu (d’effet) de temps pour un spectacle produit sur commande ?
Is it worth to save us? de Kaori Ito
Librement inspiré d’Une belle planète de Yukio Mishima
Direction Kaori Ito
Chorégraphie et texte Kaori Ito et Mirai Moriyama
Collaboration à la chorégraphie Gabriel Wong
Costumes Aurore Thibout
Direction technique et création lumière Arno Veyrat
Design sonore Adrien Maury
Remerciements Soutarou Fujii
Avec Kaori Ito et Mirai Moriyama
Du 18 au 21 décembre 2018 à 20h
Durée : environ 1h
MAC – Maison des Arts de Créteil
Place Salvador Allende
94000 Créteil
Réservation au 01 45 13 19 19
www.maccreteil.com
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