© Mathilde Delahaye
article de Paul Vermersch
Si ce n’est pas l’objet ici de dresser la longue liste des décisions politiques qui, sur les dernières années, amorcent un net recul des droits sociaux en France, on ne peut que trop s’enthousiasmer que des voix s’élèvent contre cette régression démocratique et que le théâtre devienne pleinement le lieu d’un contre-discours, d’un appel à la révolte. Si ce n’est pas tout à fait le projet de cette pièce, qui se concentre plutôt à retracer l’histoire de l’organisation de la grève de 1969 dans les usines Peugeot, l’écho politique avec la situation actuelle résonne fort. C’est aussi pour ça que la déception est grande. L’objet auquel on assiste, peu clair, très explicatif, à la langue lourde et didactique sidère : le sujet qu’il aborde est brûlant mais son traitement au plateau est inopérant.
Indestructible tombe – et dès le début – dans un écueil assez récurrent des pièces qui se chargent de venir cerner un moment historique précis : un didactisme total. Et on pèse le mot total en ce qu’il infuse déjà les échanges entre les personnages dont les dialogues peinent à faire autre chose que donner des informations (sur la condition sociale et politique des travailleurs immigrés, des femmes, sur les rapports de pouvoir patron/employé, révolutionnaire/policier, etc.) mais en ce qu’il vient aussi vicier la forme entière de la pièce. Le propos est on ne peut plus clair : un immigré malien (Bakari), qui subit la violence du racisme dans son premier emploi en arrivant en France, est obligé de se rendre dans les usines Peugeot pour continuer à travailler, et en parallèle une jeune bourgeoise lesbienne soixante-huitarde (Cathy) décide de s’engager de son plein gré dans les usines pour essayer d’y mener une révolte et déclencher une grève. Ensembles, iels parviennent à interrompre le travail pendant une dizaine de jours et à obtenir l’augmentation des salaires des employés de l’usine.
C’est sur cette trame qui défile sans embûche tout du long que chaque situation, chaque personnage se construit avec un objectif très clair : raconter ce qui s’est passé. Et si effectivement le public ressort avec de nouvelles connaissances plutôt nettes sur ces événements de 1969, la forme que prend cet exercice au plateau frappe par son artificialité : les dialogues s’enchaînent en convoquant des figures complètement stéréotypées qui n’existent que par leur fonction narrative (la lesbienne bourgeoise, le travailleur immigré, le patron obsédé par le profit) et une fois que la situation est plantée et que les spectateur.ices ont bien compris de quoi il était question, quelles idées politiques étaient au cœur du propos, on avance sans transition dans la suite des événements historiques, sans ménager ce qui est en train d’advenir sur scène. Ce qui est produit au plateau est une sorte de retranscription vaguement théâtrale d’un contenu documentaire, prisonnière dans sa propre exigence de raconter.
Et si l’on est un peu dur, on peut même aller jusqu’à dire que le portrait historique de cette époque passe par une symbolisation assez simpliste et peu ambitieuse. Par exemple, la mise en scène décide de symboliser le travail à la chaîne au plateau : c’est un projet absolument réjouissant et très prometteur que de vouloir faire apparaître un système de production mortifère au théâtre et de lui donner vie. Mais au lieu de penser à un dispositif qui permettrait de faire apparaître les véritables enjeux concrets du fordisme (épuisement, ennui, accident, déshumanisation, abattement), le travail à la chaîne est vaguement suggéré par plusieurs cordes maintenues par un système de poulies dispersées un peu partout sur le plateau, et actionné par les acteur.ices qui font monter et descendre des seaux, puis, sans qu’on comprenne vraiment pourquoi, s’interrompent, et par des petits pas un peu ridicules, se déplacent à un autre point pour y faire la même chose, et rapidement la scène se termine. Le procédé est assez à l’image du spectacle : tout le monde dans la salle comprend bien qu’il s’agit d’un travail d’usine (répétitif, absurde), mais la réalité du plateau n’a fait que le signifier par un symbole très lisible et se dispense de venir le convoquer pleinement, par le corps et par le jeu, en se privant ainsi par la même occasion de la possibilité de venir traiter profondément les enjeux soulevés par de tels moyens de production. On en reste au niveau du discours.
Finalement, on recherche la théâtralité tout au long du spectacle, on attend le moment où l’on va donner la parole pour de vrai à un personnage, sans qu’il soit prisonnier nécessairement de sa fonction pédagogique, on cherche des moments de vie pas réglés, hasardeux, mais la très grande efficacité de l’histoire qui doit se raconter étouffe tout, et les rares moments de percée, très attendus, dans des monologues face public et un retour à une langue poétique pas très précise construite autour de motifs qui relèvent d’ailleurs plutôt de l’idée, ne parviennent pas à nous convaincre que les figures qui se dressent devant nous, nous confient une part de leur intimité. Et on préfèrera à ces prises de paroles très volontaires les quelques images documentaires projetées, qui en fin de compte racontent avec beaucoup plus de simplicité et d’un ton beaucoup moins artificiel ce moment historique.
© Mathilde Delahaye
Indestructible, écrit et mis en scène par Manon Worms et Hakim Bah
Scénographique et costumes : Clara Hubert, Ninon Le Chevalier
Son : Marion Cros
Vidéo : Jean Doroszczuk
Lumière : Léa Maris
Avec : Émilien Audibert, Katell Jan, Adil Laboudi, Julie Moulier, Assane Timbo, Olivier Werner
Du 8 au 18 janvier 2025
Durée : 2h
Théâtre des Célestins
4, rue Charles Dullin
69002 Lyon
https://www.theatredescelestins.com/fr/programmation/2024-2025/celestine/indestructible
Tournée :
Du 27 janvier au 8 février 2025 Théâtre de la Cité Internationale, 75014 Paris
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