Critiques // « Héros-limite » de Ghérasim Luca à la Maison de la Poésie

« Héros-limite » de Ghérasim Luca à la Maison de la Poésie

Avr 24, 2010 | Aucun commentaire sur « Héros-limite » de Ghérasim Luca à la Maison de la Poésie

Critique de Bruno Deslot

Hé-ro-ro-ïne et off !

Une langue vole en éclat pour une expérience singulière, Héros-limite ressuscite Ghérasim Luca à la Maison de la Poésie dans une interprétation unique et sans cesse réinventée par Alain Fromager, magicien des mots qu’il fait proliférer dans le souffle enivrant d’un accordéon parcouru d’une main de maître par Johann Riche.

En 1944, un homme se jette dans la Seine – scène, et les mots – maux emportent avec eux la singularité d’une langue qui s’affranchit de toutes les règles conventionnelles de la poésie pour la faire bégayer en s’amusant des structures syntaxiques avec lesquelles elle joue. Les certitudes sont emportées par un torrent de formes multiples, sinueuses, capillaires ou dilatées évoluant dans un équilibre du doute que les structures rythmiques façonnent de manière surréaliste (séries linéaires ou circulaires, arborescence, glissement, hiatus…). Les logorrhées du grand poète roumain semblent voler en éclat et suivent pourtant un cheminement semblable à une suite mathématique où les premiers éléments conduisent aux suivants et où la clé, pour comprendre le mot, se trouve dans la somme de tous les précédents. Les mots comme matière première d’un ouvrage hors norme, construisent un édifice aux fondations incertaines sans cesse ébranlées par une physique du chaos. « Celui qui ouvre le mot ouvre la matière et le mot n’est que le support matériel d’une quête qui a la transmutation du réel pour fin » Ghérasim Luca. Le poète apatride redistribue le langage, en invente d’autres, extrait matières et territoires nouveaux dans une création pure, faisant feu de tout bois, repoussant les limites de la logique aux confins de l’incertitude.

Une écriture sombre, parfois morbide et essentiellement axée sur l’eros et le thanatos, multipliant les allers retours entre la vie et la mort, l’amour et le sexe, le vide le plein, entre la fin du monde et de l’existence, portée par un héros qui, la tête dans ses tablettes en fait jaillir les joies de « La mort, la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la métamorphose ou la vie, la vie vit, la vie-vice, la vivisection de la vie ».

Une intensité décapante !

Surgissant d’un rideau de scène rouge, placé au fond du plateau, Alain Fromager avance d’un pas décidé jusqu’à nous, puis rebrousse chemin, hésitant, indécis, il revient, le regard trouble et… se jette à l’eau ! Il s’empare du texte de Luca pour célébrer un langage poussant du milieu, d’un bord ou d’un désert. Tel un conférencier, il nous livre, de manière confondante, toute la subtilité du matériau en devenir dont il est l’artisan en respectant la complexité linguistique d’une partition au rythme syncopé. Une respiration contrôlée, une diction d’une extrême précision, mènent le héros vers les limites de l’incertitude avec lesquelles il s’amuse, joue, et pourfend les codes convenus d’une écriture inattendue. Espiègle et rieur, grave et touchant, Alain Fromager nous fait plonger dans la part irrationnelle de notre être, de la vulve au trou, de la perte du début, du milieu et de la fin, le héros bientôt travesti en femme, ébranle les doutes, contrarie la géographie des chemins du possible dans une succession de vagues émotionnelles. Le regard complice de Johann Riche, dont l’accordéon s’articule dans un déferlement de notes d’une douce mélancolie, parachève un ensemble d’une puissante création poétique et musicale. Laurent Vacher compose une mise en scène qui atteint sa cible avec une extrême justesse, par ce dialogue poético-musical servant de réponse au jeu d’écriture de Luca, profondément ancré dans le sensoriel. Les mots, tout comme les notes, divergent, convergent vers toujours plus de folie, celle de l’indomptable désir d’être.

Du grand art, du sensationnel, la performance est remarquable et donne autant à voir qu’à entendre le cri, la douleur mais aussi l’humour qui se dégagent de l’oeuvre de Luca. Percutés par une parole forte, éprouvée, fragmentée, nous parvenons jusqu’au héros sans limites qui s’offre et s’engage, sans concessions, dans une aventure époustouflante, complice et musicale que Johann Riche accompagne, subordonne et rehausse du souffle mélancolique de son accordéon toujours en suspens. Les deux hommes sont confondants, complices et tout particulièrement talentueux et font du poème de Luca, un moment puissant sans limites…

Héros-limite
De : Ghérasim Luca
Mise en scène : Laurent Vacher
Avec : Alain Fromager et Johann Riche
Lumière : Victor Egéa
Création musicale : Johann Riche

Du 23 avril au 23 mai 2010

Maison de la Poésie
Passage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75003 Paris
www.maisondelapoesieparis.com

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