© Juliette Viole
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Gabriel Sparti est Suisse qui sur son pays de lacs et de montagnes jette un regard critique et caustique. Création déroutante et quelque peu vacharde, qui manie l’humour et l’absurde, où la neutralité suisse est mise à mal, triste expression ici d’un évitement, d’un repli sur soi, d’un entre-soi. Trois Suisses sur un plateau, deux hommes, une femme, sont interrogés par un étranger. Questions banales (noms, prénoms, professions…) auxquelles ces trois-là ne répondent qu’à peine, ou pas, quand ils ne digressent pas, se noyant dans les détails, vétilleux et pointilleux, oublieux même de celui qui les interroge, pour n’échanger au final qu’entre eux trois. Toujours polis et comme gênés d’être là, devant un public dubitatif et bientôt hilare, ils parlent bas, très bas, si bas qu’il nous faut tendre l’oreille. Et quand la conversation patine, ou aborde une zone considérée comme conflictuelle, épineuse, ils chantent. Hymnes patriotiques ou chants folkloriques, en canon, et c’est merveille de les entendre si juste mais on se demande franchement où tout ça nous mène ou plus précisément où ces trois-là nous entraînent qui résistent à leur façon à toute interrogation. Gabriel Sparti, fils naturel de son confrère Christoph Marthaler pour l’humour suisse et l’incongruité de situations inattendues, de Thomas Bernhard dans la détestation de son pays et de Fritz Zorn pour l’expression rancunière de l’ennui profond et du conformisme austère et mortifère suisse (in Mars, unique livre de cet auteur, Fritz Angst de son vraie nom, mort à 32 ans d’un cancer, pathologie individuelle dans son ouvrage mais aussi considérée comme symptôme collectif d’un pays malade), réussit la gageure de déstabiliser le spectateur, de l’attaquer par le côté, en traître, avant de le retourner brusquement, frontalement, qui se demande de prime abord ce qu’il fait là, ne sachant pas très bien d’emblée à quoi s’en tenir entre le foutage de gueule ou le génie pur d’un metteur en scène inventif et matois. Mais tout ça est en fait très retors, fort subtil et bien malin qui nous piège et fascine bientôt.
Et malgré l’ironie du Titre Heimweh / Mal du pays, point de nostalgie ou de mélancolie. La satire est féroce qui avance à bas-bruit et sans pitié aucune. Devant l’incroyable force d’inertie de ces trois zigues qui sidère l’étranger venu les interroger, et nous de même, jusqu’à le déstabiliser, le faire craquer, on se dit que la neutralité suisse vient sans doute de là, un art consommé et culturel de l’esquive, du consensus, de l’illusion, du brouillard qui rend de fait ce petit pays inattaquable voire imprenable. Le spectateur pris à témoin, parce qu’il se doit – répétons-le – de tendre l’oreille, qu’il est en pleine lumière et qu’il semble provoquer la peur chez ces trois-là ne cessant, affolés, de loucher en notre direction, passe très vite du malaise au fou rire. Surtout que Gabriel Sparti fait exploser la théâtralité. Dramaturgie en apparence inexistante, en apparence seulement, une impression de réalité sans filtre, ils sont vissés sur leur siège, qu’ils ne quitteront que pour un banc, ainsi unis contre l’adversité. Il ne se passe rien, nulle action, Gabriel Sparti pratiquant l’art du vide, métaphore sans doute d’un gouffre existentiel propre à la Suisse. Mais surtout il déblaie de toutes scories ce qui pourrait nous distraire de son propos, lequel n’a besoin d’aucun support artificiel et dramaturgique, se suffisant à lui-même dans sa vacuité absolue. Et c’est miracle qu’un tel ennui, qu’un tel néant, à en provoquer le vertige, soit aussi captivant et passionnant ! Cela tient à cette fine équipe, qui chaque soir s’inventant une nouvelle identité improvisée, exprimant ainsi la diversité helvète sans que pour autant leur caractère intrinsèque ne change, donne paradoxalement une vraie dynamique à cette critique acerbe aussi drôle que féroce.
© Juliette Viole
Heimweh / Mal du pays, mise en scène de Gabriel Sparti
Avec Donatienne Amann, Karim Daher, Orell Pernod-Borràs
Ecriture collective : Gabriel Sparti, Yann-Guewen Basset, Donatienne Amann, Karim Daher, Alain Ghiringhelli, Orell Pernod-Borràs
Création lumière et son : Nora Boulanger-Hirsch
Scénographie : Mathilde Cordier
Dramaturgie : Yann-Guewen Basset
Regard dramaturgique : Léa Romoli
Répétiteurs pour les chants : Emile Schaffner et Yann Hunziker
Construction du décor : Olivier Waterkeyn
Collaborateur artistique aux premières étapes du travail : Arthur Aurick
Jusqu’au 17 janvier 2025 à 19h
Du 20 au 24 janvier à 20h
Le samedi 18 janvier à 18h
Relâche le 16 et 19 janvier
durée 1h30
Théâtre de la Bastille
76 rue de la Roquette
75011 Paris
Réservation : 01 43 57 42 14
Samedi 18 janvier 2025, journée Echo du monde, Pays natal, identité et ligne de fuite
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