© Claire Bodson
ƒ article de Corinne François-Denève
À la fin du XIXe siècle, l’importation des pièces scandinaves, en France, ne fut pas chose aisée. La « Norderie », pour reprendre les mots de Sarah Bernhardt, était décidément peu faite pour les planches françaises. Les héroïnes strindbergiennes ou ibséniennes étaient haïssables ou impénétrables, les « dénouements » invraisemblables ou scandaleux – tout cela se perdait dans une brume certes charmante, mais peu faite pour « nos cervelles de latins ».
À cent ans de distance, on se demande s’il n’en va pas toujours de même. On voit parfois des Maison de poupée ou des Mademoiselle Julie « vintage » et ikéaesques, brossées à gros traits, façon vaudeville ou mélodramatique. Mais on voit plus souvent encore des versions contemporaines, modernes, réécrites, où le commentaire vient appuyer la fable, parfois y supplée, l’efface : il s’agit de monter Ibsen, et surtout de montrer qu’on a eu l’intelligence de le comprendre, et l’infinie bienveillance d’expliquer au public ce que l’on a compris, et ce qu’il faut comprendre – ce n’est pas féministe mais oui, c’est bien mais quand même.
À moins, plus simplement, que l’on ne désire expliquer le choix de ces héroïnes d’antan, héroïnes aux réactions parfois étranges, dans des pièces écrites par des hommes – mais il faudrait alors expliquer aussi Antigone, Agnès, Camille, Phèdre, et toutes les autres. Mais peut-être les héroïnes ibséniennes résistent-elles plus que les autres. C’est bien là leur intérêt.
Soit donc Hedda Gabler, qui n’est en effet pas la pièce la plus connue d’Ibsen, ni la plus simple. Hedda Gabler a épousé George Tesman. Elle est l’ancienne maîtresse d’Eilert, qui aime désormais Thea. George et Eilert sont des universitaires rivaux. Il semble qu’Eilert ait écrit, avec l’aide de Thea, son grand’œuvre. Hedda le pousse au suicide, mais son acte est découvert par le juge Brack : la fin de la pièce la voit se suicider, en coulisses, comme la petite Hedwig de La cane sauvage. C’est un scandale, comme celui de toutes les fins tragiques de nombre d’héroïnes du théâtre et de l’opéra – Catherine Clément n’a-t-elle pas parlé de La Défaite des femmes ?
Le scandale du suicide d’Hedda sert de prétexte à la « revisite » de la pièce. Pourquoi se suicide-t-elle ? Est-elle victime du patriarcat ? La très longue représentation, finalement, n’apportera que peu de réponse à cela. Certes, on ne verra pas non plus ce suicide – qu’apporte sa description, racontée à la manière d’un légiste, là où Ibsen évoque la disparition d’une âme brisée ? Ce qui intéresse plus Fattier et ses auteurs, c’est la grossesse probable d’Hedda, et son rapport à la féminité – mais pourquoi citer le toujours affligeant « sublime forcément sublime Christine V. » de Duras dans le dossier de presse ?
Fattier fait du Vanya, 42e rue, ou du Opening Night – ou son Après la répétition, à base surtout de Cris et de chuchotements. Plusieurs espaces se superposent : celui de la scène ; celui des loges, à côté, et puis, derrière, un espace mixte de croisements, de couloirs (freudiens ?), que la vidéo permet de découvrir. La metteuse en scène est en plein divorce, une comédienne est nymphomane, et visiblement, la dramaturgie consiste à savoir « qui a touché le cul de la petite Hedda ». Dans son dossier de presse, Fattier évoque le désir de rapprocher Ibsen du « thriller psychologique » ou du « cinéma d’horreur japonais ». Et en même temps, Fattier frôle Ibsen, en peuplant sa pièce de revenants et de femmes noyées. Dans ce même dossier de presse, Hedda est présentée comme « une figure qui fonde notre représentation de la femme dans le théâtre et dans l’art », qui « ne propose pas de modèle de femme battante et géniale » en appartenant au « répertoire classique ». Classique, vous avez dit classique ? Qu’en dirait Ibsen… ?
Hedda a un problème, Hedda est un problème, Hedda est un monstre. Pourquoi l’avoir cachée sous des dispositifs sophistiqués, des discours annexes nombreux (Claudio Magris, Anaïs Nin, Marguerite Duras, Déborah Lévy), des tours et des détours ? Pourquoi ne pas finalement s’assoir à une table de travail pour la regarder enfin, en face, dans les yeux, le pistolet posé sur la table, pour lui faire rendre compte de son geste, et profiter de ces superbes costumes, de cette merveilleuse scéno, de ces beaux interprètes passionnés, au mieux ?
© Claire Bodson
Hedda, variation contemporaine d’après Hedda Gabler d’Henrik Ibsen
Texte de Sébastien Monfè, Mira Goldwicht
Mise en scène : Aurore Fattier
Avec : Fabrice Adde, Delphine Bibet, Yoann Blanc, Carlo Brandt, Lara Ceulemans, Valentine Gérard, Fabien Magry, Deborah Marchal, Annah Schaeffer, Alexandre Trocki, Maud Wyler
Assistanat : Deborah Marchal, Lara Ceulemans
Scénographie : Marc Lainé, avec Stéphane Zimmerli et Juliette Terreaux
Cinématographie : Vincent Pinckaers
Costumes : Prunelle Rulens en collaboration avec Odile Dubucq
Création coiffure : Isabel Garcia Moya
Création maquillage : Sophie Carlier
Création lumière : Enrico Bagnoli
Composition musicale : Maxence Vandevelde
Direction technique : Nathalie Borlée
Hedda Gabler d’Henrik Ibsen dans la traduction de François Regnault est publié aux éditions Théâtrales
Durée : 2h45
Du 12 mai au 9 juin
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h
Sauf jeudi 18 mai à 15h
Relâches les lundis et les dimanches 14 et 21 mai
Odéon, les Ateliers Berthier
1, rue André Suarès
Paris 17e
01 44 85 40 40
www.theatre-odeon.eu
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