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Grand-peur et misère du IIIe Reich, de Bertolt Brecht, mise en scène de Julie Duclos, à l’Odéon-théâtre de l’Europe, Paris

Jan 15, 2025 | Commentaires fermés sur Grand-peur et misère du IIIe Reich, de Bertolt Brecht, mise en scène de Julie Duclos, à l’Odéon-théâtre de l’Europe, Paris

 

© Simon Gosselin

 

ƒƒƒ article de Sylvie Boursier

Une scène nue toute en angles droits laisse deviner des lignes de fuite vers un ciel incertain; des chaises, une table désertée, une verrière cathédrale, les plinthes d’une porte découpée, une desserte quadrillent cet éloge de l’absence telle une allégorie de la solitude et du doute. La structure de l’espace, l’attention portée aux cadrages, aux découpes orthonormées et à l’encadrement de la lumière, la musique lancinante,  donnent aux lieux une allure de « société secrète ». Ils vont progressivement enserrer les personnages durant les treize tableaux du récit avec des tonalités grises marronasses, des gammes de blancs, de beige, des clairs-obscurs, un ameublement parcimonieux, une esthétique janséniste pauvre en signes à la Hammershoi.

Au début, des femmes débarrassent lentement la vaisselle tandis que déboule le milicien au brassard nazi de SA, on ne voit que lui dans ce premier tableau (La croix de craie). Un prêtre, des paysans, des bourgeois, un boucher, une femme juive, un médecin, des juristes, des scientifiques, toute une société va se succéder, silencieuse et statique, de dos ou de profil, absorbée dans ses pensées ou agitée, surprise par l’angoisse, le soupçon, des instantanés coups de poing sans transition.

Le hors-champ est irrespirable avec les images colorées d’un autodafé, la robe rouge d’un juge qui va « rendre la justice » (quelle mascarade !) comme on irait à l’abattoir, une porcherie ou l’on nourrit des cochons en catimini, toujours ça qu’Hitler n’aura pas.

La mise en scène de Julie Duclos et la scénographie de Mathieu Sampeur mettent remarquablement en valeur le non-dit des relations humaines sous le totalitarisme, dans un temps de basculement démocratique des comportements et du droit. Il a suffi d’un vote le 30 janvier 1933 en Allemagne – comme quoi voter a des conséquences – pour que tout s’effondre sans la moindre résistance. On s’observe pour deviner l’autre sans éveiller les soupçons de ceux qui surveillent et incitent à s’espionner mutuellement. Des parents voient leur fils comme un mouchard, une femme juive prépare sa fuite à l’insu de son mari, des amis se dérobent sous de faux prétextes, un magistrat cherche quelle décision il doit rendre sachant que de toutes façons il sera débouté ou exécuté, des ouvriers accueillent un camarade de retour des camps autour d’une tasse de café et lui tourne rapidement le dos par crainte qu’il n ‘ait été libéré pour espionner ses camarades.

La parole est asphyxiée par la peur de la répression et la disparition graduelle de toute pensée critique.  On a évoqué la lepénisation des esprits en France, avec Grand-peur et misère du IIIe Reich, le fascisme s’insinue dans les corps, l’intérieur des appartements bourgeois, les familles. La seule possibilité d’échapper à la peur est l’émigration intérieure vouée à la solitude et, à terme, à la folie. Rien de spectaculaire finalement, tout se passe dans les coulisses, hors du spectacle monstrueux des gens abattus dans un coin de rue, des défilés aux flambeaux, de l’incident du Reichstag, des interdictions sauvages et des croix gammées au balcon. Brecht s’est inspiré de coupures de presse, de confidences recueillies, de témoignages oculaires, de photographies pour cette fresque décapante, miroir sans tain sur ce dont l’homme est capable pour sauver sa peau. La couche de civilisation n’est pas plus épaisse qu’une feuille de papier et il suffit d’un permis de chasse pour que l’ami le plus proche se dérobe.

Julie Duclos a eu raison de ne pas vouloir « faire du Brecht », elle fait du théâtre avec Brecht, pas de danses, de chants, de commentaires théoriques. Ce que dit Brecht, son ironie blême, son humour glauque, sa lucidité au rasoir sont suffisamment explicites. On a l’impression d’un chemin de croix, dans un laboratoire des conduites humaines reliées non par la chronologie mais par la peur avec des montages cut de cinéma.

Les comédiens excellent dans les moments d’émotion comme de « jeu dans le jeu ». La scène d’ouverture rappelle M le Maudit, avec un SA, (Etienne Toqué) complétement obscène, Philippe Duclos impressionne en juge crucifié sans bruit sur l’autel de la double contrainte.

Daniel Delabesse est shakespearien, en mourant il ne craint plus rien et se lâche en beauté : « Est-ce que là-haut, on pourra recommencer à ouvrir sa gueule ? », aucune fausse note caricaturale, la direction d’acteurs est impeccable. Quelques fins de phrases sont peu audibles mais on comprend tout.

Le mensonge, la délation sont-ils l’exclusivité des périodes de terreur ?  Visiblement non, nous dit Julie Duclos qui donne à Brecht une nouvelle jeunesse. « Celui qui combat peut perdre, disait-il mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ». La mise en scène frappe fort et fera date, nous sommes lessivés, en bout de course sur cette image gravée d’un boucher pendu au crochet de son étal avec un écriteau autour du cou, « J’ai voté Hitler ».

 

© Simon Gosselin

 

Grand-peur et misère du IIIReich, de Bertolt Brecht

Mise en scène : Julie Duclos

Scénographie : Mathieu Sampeur

Lumière : Dominique Bruguière

Son : Samuel Chabert

Costumes : Caroline Tavernière

Avec : Rose-Victoire Boutterin, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Etienne Toqué, Myrthe Vermeulen

 

Durée : 2h15

Jusqu’au 7 février 2025, du mercredi au samedi à 20h, dimanche à 15h

 

Odéon-Théâtre de l’Europe

2 rue Corneille

75006 Paris

Réservations :

01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.eu

 

Tournée :

Du 13 au 22 février 2025, Théâtre National Populaire, Villeurbanne (69)

Du 27 février au 2 mars 2025, Théâtre du Nord, Lille (59)

 

 

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