© Diego Astarita
ƒƒƒ article de Denis Sanglard
Ils sont nus comme au premier jour, à l’exception d’une paire de bottes et de genouillères. Six, à jouer d’entrée de leur masculinité, une danse exacerbant leur corps musculeux tandis que beugle sa plainte le crooner argentin Sandro. Ouais, se dit-on, et alors, passé un certain voyeurisme, où cela nous mène-t-il ? A une performance inouïe et rude, d’une ironie rauque, d’une mélancolie rageuse et trompeuse. Car cette mise en bouche crâne et provocatrice n’est qu’un faux-nez. Ce qui est au centre de tout ça, c’est une souffrance étalée là, à vif, sur ce plateau rougeoyant, par Marina Otero, qui se meut ici avec difficulté quand elle ne reste pas clouée sur son fauteuil à cour. Fuck me est le récit d’un combat, d’un cri de rage, l’histoire d’un corps défait ne renonçant pas, ne renonçant à rien. Danseuse brisée, la colonne vertébrale en vrac, incapable de marcher, a fortiori de danser, c’est de l’hôpital qu’elle conçut cette performance. Marina Otero se raconte, c’est le principe et le centre de son travail jusqu’à présent, utiliser la réalité, interroger le parcours de sa vie, pour construire son œuvre, faire de la réalité une autofiction. Récit, vidéo bricolée projetée, et le corps en avant, toujours, jeté dans une âpre bataille, pour exprimer l’indicible, l’intime comme le politique. Alors que reste-il quand ce corps fracassé, au centre des enjeux de création, ne répond plus ? S’arc-bouter résolument et construire quand même, exprimer ce vide vertigineux, ce néant soudain absolu qui vous laisse anéantie, sans désir aucun. Ce qui est en jeu désormais n’est pas tant la véracité des faits que leur perception sensible et poétique.
Le corps est aussi mémoire, c’est cette mémoire-là qu’elle interroge, fouaille et réactive sans lâcher pour autant ici le projet initial interrompu de cette performance, comprendre le mystère qui entourait son grand-père, officier de marine de la junte militaire au pouvoir en argentine lors de la dictature. Amnésie familiale volontairement entretenue qu’elle ne réussira pas à percer, le dernier témoin, sa grand-mère, s’éteignant sans lever le voile sur une vérité inavouée. Subtile mise en abyme, de fait, entre mémoire, corps et Histoire, où l’intime par force rejoint le politique. Marina Otero n’exprime rien moins que la violence volontaire qui a mis son corps en pièce, la dictature un pays et une possible résilience aussi chaotique soit-elle. Et nos six, tous nommés pour l’occasion Pablo, ayant revêtu un moment l’uniforme militaire, image du père et d’un passé, ne sont plus ici que l’extension de Marina Otero, ses doubles, ses avatars, s’effaçant chacun devant ce projet, soumis et dociles aux injonctions et aux impératifs d’une chorégraphe qui les mène à la baguette jusqu’à vouloir les humilier. Ils sont Marina Otero. Qu’ils reproduisent le solo qui vit sa colonne vertébrale exploser, succession de chutes infernales, ou achèvent la chorégraphie interrompue par la reconstruction de cette même colonne vertébrale, c’est un corps sublimé, voire exacerbé, fantasmé, fictionné, qu’elle expose sans fard avec autant de dérision que de gravité. Mais un corps évidemment, éminemment en sursis. Instant sensible et suspendu de voir s’avancer Pablo numéro six, ils sont tous numérotés, exprimant là son désarroi et son impuissance de voir son corps de quarantenaire vieillir, se déliter, s’amollir. Récit poignant que reprend à son compte Marina Otero. Ou de Pablo numéro deux ayant construit son corps athlétique pour se venger des humiliations de l’enfance, n’en pouvant plus de n’être vu qu’à travers lui, pas pour rien qu’il soit engagé dans cette performance et le premier à être exposé crûment sur le plateau. Et de voir déambuler avec peine Marina Otero, fragile et nue, parmi ces danseurs, comme un ultime et douloureux tour de piste vous tord salement le kiki. Nous sommes là au cœur de cette performance, son cœur battant, la réinvention de soi et la transfiguration par la création d’une réalité insupportable, malgré la douleur morale celle-là, bien plus violente sans doute, de ne plus pouvoir danser. Jamais vraiment ? Et traverse cette pièce fulgurante et aigüe, une folle énergie vitale, désespérée qu’un final inattendu, bouleversant et brutal, et qui démentant brusquement tout ça, brouillant sèchement et avec panache la frontière ténue entre la réalité et la fiction, nous laissent pantois, déconcertés, ébranlés et -oui- soudain sans crier gare émus, terriblement.
© Diego Astarita
Fuck me, dramaturgie et mise en scène de Marina Otero
Assistante à la mise en scène : Lucrecia Pierpaoli
Assistante à la chorégraphie : Lucía Giannoni
Conseil dramaturgique : Martin Flores Cárdenas
Lumières et scénographie : Adrián Grimozzi
Costumes : Uriel Cistaro
Stylisme de costumes : Chu Riperto
Confection de costumes : Adriana Baldani
Montage numérique et musique originale Julián Rodríguez Rona
Artiste visuel : Lucio Bazzalo
Photographie : Matias Kedak
Avec : Augusto Chiappe, Cristian Vega, Matias Rebossio, Fred Raposo, Juan Francisco Lopez Bubica, Miguel Valdivieso, Marina Otero
Durée 1h10
À PARTIR DE 15 ANS
AVERTISSEMENT À L’ATTENTION DU PUBLIC : PRÉSENCE IMPORTANTE DE SCÈNES DE NUDITÉ INTÉGRALE
Théâtre du Rond-Point
2bis avenue Franklin D. Roosevelt
75008 Paris
Réservations : www.theatredurondpoint.fr
T+ 01 44 95 98 00
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