Critiques // Fofo, conception et chorégraphie Ana Rita Teodoro, au Théâtre de la Cité Internationale, dans le cadre de New Settings Fofo, Ana Rita Teodoro, Théâtre de la Cité Internationale, New Settings

Fofo, conception et chorégraphie Ana Rita Teodoro, au Théâtre de la Cité Internationale, dans le cadre de New Settings Fofo, Ana Rita Teodoro, Théâtre de la Cité Internationale, New Settings

Déc 10, 2019 | Commentaires fermés sur Fofo, conception et chorégraphie Ana Rita Teodoro, au Théâtre de la Cité Internationale, dans le cadre de New Settings Fofo, Ana Rita Teodoro, Théâtre de la Cité Internationale, New Settings

 

© Marc Domage

 

ƒƒ article de Marguerite Papazoglou

« Peut-on voir autre chose dans le succès de l’esthétique kawaï qu’une anesthésie de la pensée critique ? » lit-on dans la feuille de salle. La danseuse et chorégraphe Ana Rita Teodoro veut (en) découdre (avec) ce phénomène triomphant de la pop japonaise : le mimi-tout-doux-joli (fofo donc en portugais) vulnérable et attachant, exigeant l’empathie…et la consommation. Son intention est limpide, ancrée dans une vision artistique et politique et dans son parcours de vie en fort lien avec le butô — cet antipode venu du même pays ! Mais attention, ce n’est pas à un énième produit cute auquel on est convié. Un strict minimum juste pour s’y référer : des lumières couleurs pastels acidulées, la brillance et la fragilité du film plastique en fond de scène, raccord avec la note de kitsch des fleurs en plastique qui « décorent » les supports des plateaux de (cuisine/) bruitage. C’est dans les corps mêmes qu’il faudra déceler non pas les caractéristiques de l’objet fofo mais la complexion de ceux qui s’y adonnent. Quatre danseurs au regard vide, vêtus de costumes stylisés irréalistes d’indétermination (fascinant), perclus, prostrés la plupart du temps, geignant plus ou moins, médusés dans une intimité désœuvrée, dans un abri infini, un monde claquemuré où le mobilier dicte les actions : coin cuisine et énormes coussins plastiques gonflables, manger et s’affaler. Oui c’est lent, il se passe si peu. Un mouvement ici et là, suspendu, une chute qui claque sur un sofa dégonflé, un entrejambe en culotte rouge annulé par l’insignifiance. Quelques solitudes coexistantes tout au plus au milieu d’imparables odeurs de cuisine. On joue sérieusement à tourner autour de ses pouces, en observer les moindres détails, en faire une technique à part entière, puis s’en désintéresser soudain tristement. Les danseurs ne prouvent rien, ni ne semblent faire œuvre ; ils passent par des états, rigoureusement — tout cela n’est pas sans rappeler le principe du butô, ici débarrassé de son imagerie classique. Les adolescents, c’est d’eux qu’on parle, se réfugient dans le jeu car ils y excellent. La consommation du plaisir (nourriture, nonchalance, lenteur, absence de contraintes et de rugosités) joue comme une annulation du temps mais ouvre aussi un pan de rêve et d’attention infinie aux choses, une errance qui devient un potentiel de poétisation permanente. Poésie par effet de zoom. Zoomer sur le corps : jouer d’un corps de l’autre objectivé, danser une anatomie en acte, les doigts et les os de l’un batifolant avec les bruits du hacher ou du frire. Zoomer dans le temps : calligraphier chaque étape de la préparation d’un œuf à la coque au jus de chou rouge. Zoomer sur les sons du quotidien : la partition sonore ininterrompue produite par l’amplification et le mixage des sons générés par des actions de cuisine est un bijou ! Chacun des performeurs tour à tour se fait cuisinier-musicien et provoque le solo de danse d’un des autres, les autres parties et chorégraphies de groupe étant prises en charge par la cuisson seule et les bruits directs des actions au plateau. Cette porte ouverte vers la perception acousmatique est peut-être l’invitation qui passe le mieux le quatrième mur. Oui, ils peuvent chanter en faisant la ronde, se taire, rater ou réussir leur éminçage, déglutir, tout bruit produit écoute et magie.

Revenons au huis clos : point d’ouverture au monde, point d’avenir, point d’échappée mystique non plus. Ni transcendance, ni amour. La dernière partie, en lumière rose bonbon, met en scène une espèce de frôlement magmatique, un érotisme en deçà de la relation interpersonnelle. Des visages impassibles, une vie sexuelle de substitution qui, comme le reste, « arrive » par hasard, à laquelle on s’a(ban)donne, comme on enchaîne à l’infini les bouchées doucereuses de pop-corn. Cette fin en forme de limite vers l’infini, bien que trop insistante, est un moment-clé de l’ironie de la pièce et de la critique portée. Dans cette régression où l’individu ne se constitue jamais, pas de désir assumé et pas de satisfaction possible, seule donc peut advenir la consommation, régressive, comme une fuite infinie de l’enfer de vivre. Et, en même temps, il y aurait là un geste presque subversif dans le relâchement et la mollesse comme nouvelle poétique du corps. Un corps qui échapperait à l’action fonctionnelle et productive et qui participerait d’un monde certes lisse mais où il n’y aurait ni vainqueurs, ni dominants, ni leurs inverses. Une belle équipe, un propos, un frôlement intéressant du butô, un spectacle qui ose, mais qui semble rester à l’orée de lui-même.

 

Fofo d’Ana Rita Teodoro
Conception & chorégraphie Ana Rita Teodoro
Scénographie Sallahdyn Khatir
Création lumière Eduardo Abdala
Création sonore Jérémie Sananes
Costumes Séverine Thiébault
Avec Ana Rita Teodoro, Marcela Santander Corvalán, João Dos Santos Martins,
Kazuki Fujita

 

Les 28 et 29 novembre 2019 à 19h30
Durée 1 h 20

 

Théâtre de la Cité internationale
17, bd Jourdan
75014 Paris

Réservation au 01 43 13 50 50
www.theatredelacite.com

 

 

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