À l'affiche, Agenda, Critiques, Evènements // Fin de partie, d’après Beckett, musique de György Kurtág, direction musicale de Markus Stenz, mise en scène de Pierre Audi, Opéra de Paris

Fin de partie, d’après Beckett, musique de György Kurtág, direction musicale de Markus Stenz, mise en scène de Pierre Audi, Opéra de Paris

Mai 04, 2022 | Commentaires fermés sur Fin de partie, d’après Beckett, musique de György Kurtág, direction musicale de Markus Stenz, mise en scène de Pierre Audi, Opéra de Paris

 

© Sébastien Mathé / Opéra de Paris

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Fin de partie est un opéra en un Acte, de deux heures, sans entracte, avec quatre personnages, du compositeur hongrois György Kurtág, adaptation de la pièce éponyme de Samuel Beckett publiée en 1957 qui avait été évoquée depuis de nombreuses années avec Pierre Audi, quand il était encore directeur de l’Almeida Theatre, scène expérimentale londonienne. Le projet s’est finalement réalisé. A l’âge de 92 ans, Kurtág a vu en 2018 à la Scala de Milan la création de son premier et sans doute dernier opéra. Il est aujourd’hui présenté à l’Opéra Garnier.

Le compositeur voue une admiration sincère pour l’œuvre du dramaturge anglais qu’il a découverte à Paris, ses poèmes lui ayant inspiré plus tard plusieurs compositions (Samuel Beckett : What is the word en 1991 ; … pas à pas – nulle part… op. 36 en 1998). Il partage avec l’écrivain le goût pour les œuvres brèves. Fin de partie s’inspire de cette pièce souvent classée dans le théâtre de l’absurde, dans la continuité d’En attendant Godot qui l’avait précédé de cinq ans, en dépit du refus de Beckett d’être ainsi catalogué. Celui-ci qui avait suivi de près la création par Roger Blin auquel la pièce est dédiée (publiée aux Éditions de minuit) et laissé des didascalies précises, n’avait pas donné d’indication équivalente à celles de En attendant Godot, énonçant explicitement et sans ambiguïté son opposition à toute musique de scène, mais pas à une musique instrumentale inspirée par la pièce, à condition qu’elle ne soit pas vocale. Le travail de G. Kurtág sur Fin de partie arrive tellement bien à en respecter l’essence tout en créant une œuvre propre et qui se détache d’une partie du texte (il n’en reprend que la moitié et ajoute un prologue), que l’on peut imaginer que Beckett aurait été intéressé par cette œuvre opératique, qui ne manquera pas de passionner les amateurs du dramaturge et/ou de musique contemporaine.

C’est le directeur actuel du Festival d’Aix-en-Provence qui signe la mise en scène. A l’exception des mouvements de décors qui sont opérés dans des intervalles un peu trop longs entre différentes scènes car ils font perdre au spectateur l’intensité et la dramaturgie de l’œuvre, la mise en scène et la scénographie emportent l’adhésion. Le décor épuré de Chistof Hetzer convient très bien au minimalisme du texte de Beckett. La grande maison argentée, qui fait plutôt penser à une grange ou à un hangar stylisé, surmonté par une double découpe géométrique épousant à distance celle du toit, est du plus bel effet dans les lumières de Urs Schönebaum.

La musique ensuite. Excellemment travaillée par l’Orchestre national de Paris et le chef Markus Stenz, qui d’ailleurs au moment des saluts de la première a fait applaudir le livret et la partition du compositeur, la composition de K. Kurtág se révèle d’une très grande richesse. Elle explore en en prenant parfois le contre-pied, la prosodie de la langue de Beckett. Tandis que ce dernier fait se succéder des phrases brèves, souvent décousues et devant être délivrées dans un débit rapide, G. Kurtág au contraire, étire certaines voyelles, découpe des mots comme pour mieux en donner toute la richesse musicale, fait vocaliser les rires comme les bâillements, ce qui est du plus grand effet comique et mélodique. Les influences avouées de compositeur sont celles de ses maîtres (Milhaud, Messiaen, mais aussi Moussorgski et Debussy), mais on croirait aussi entendre des accents de Berg parfois. Certains spectateurs, notamment ceux qui sont moins habitués que d’autres à l’écriture musicale contemporaine, s’ennuieront peut-être, telle cette voisine en orchestre murmurant légèrement exaspérée dans un soupir au premier tombé de rideau : « deux heures comme ça… ». Pourtant on ne s’ennuie pas un instant (à part encore une fois durant les déplacements de décors) et on savoure la richesse de certains instruments pas si fréquents (notamment le cymbalum et le bayan) à l’orchestre.

Les solistes enfin. Il n’y a que quatre rôles dans le texte original de Beckett et tous les quatre sont remarquables dans la distribution de l’opéra au Palais Garnier. Pourtant, l’annonce avant le lever de rideau, selon laquelle Frode Olsen était souffrant mais avait accepté de chanter, pouvait légitimement inquiéter. Crainte totalement infondée. En dépit de son immobilisme forcé, la basse qui avait créé le rôle à Milan, s’impose avec facilité, offrant un Hamm imposant physiquement bien que cloué dans son fauteuil roulant, bras nus, jambes recouvertes, regard qui semble perçant malgré ses lunettes sombres d’aveugle, et imposant vocalement dans ses monologues, y compris dans les bâillements de son premier monologue.

Le serviteur Clov, seul personnage à ne pas être condamné à l’immobilité, mais qui claudique douloureusement dans ses habits sales et usés, est interprété avec brio par Leigh Melrose. Le ténor, tel un animal blessé, aux sens propre et figuré, chante toute sa haine, ses frustrations pour cette vie misérable qu’il a traversée au service de trois infirmes, Hamm et ses parents. Pourquoi est-il là, pourquoi est-il resté, pourquoi s’en va-t-il maintenant ?

Nell et Nagg incarnés par Hillary Summers et Leonardo Cortellazzi forment un duo délicieux. La contralto fait une première apparition dans le prologue ajouté par le compositeur tiré du poème Roundelay écrit vingt ans après Fin de partie par Beckett. Le sens de cet ajout ne relève pas de l’évidence. Le ténor est truculent. On ne sait comment du fin fond de sa poubelle, sa tête dépassant à peine, il projette aussi facilement sa voix de bel canto. Par ailleurs sa présence est fabuleuse, usant avec efficacité de tout ce qu’il peut, le roulement de ses yeux, les soubresauts des doigts de ses mains jamais en repos, les inclinations de la tête.

Curieusement, les choix dans le texte de Beckett opérés par Kurtág en restituent à la fois bien l’essence, et le rend moins féroce que l’original, en particulier s’agissant des relations conflictuelles entre les personnages qui sont moins flagrantes : dans le couple, entre le fils et ses parents, et notamment le père, entre le fils et son serviteur, dont on a dit souvent qu’il pouvait être considéré comme le fils adoptif de Hamm.

Il n’en reste pas moins que l’intrigue est sans surprise et sans espoir. Sombre comme une nuit sans fin, implacable comme la condamnation des personnages dans leurs libertés de mouvements, cruelle comme les mots qui sifflent entre chacun, sanglante comme le linge dont Hamm se recouvre la tête, un suaire diabolique qu’il se réjouit, dans les derniers mots qu’il prononce, d’être la seule chose qu’il va conserver.

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » annonce Hamm dès le début de la première scène de la pièce et de l’opéra Fin de partie. La circularité de cette idée de fin dans le texte, interprétée comme une réflexion philosophique ou métaphysique sur la condition humaine, sous la double influence historique du monde d’après-guerre, post-holocauste et voire potentiellement pré-apocalyptique avec la menace nucléaire en pleine Guerre froide, mais aussi psychanalytique avec le développement des théories freudienne et jungienne qui ont passionné Beckett. Depuis, la fin de l’homme, la fin de Dieu, la fin de l’histoire n’ont cessé d’être réinventés. Mais le mystère du « peut-être » reste entier, devant probablement être moins interprété comme une lueur d’espoir, que comme une illustration du mythe de Sisyphe. Même si Beckett se défendait d’appartenir au courant de la littérature de l’absurde, les mots de Hamm gardés par Kurtág, dans son premier monologue à la scène 4 (« il est temps que cela finisse et cependant j’hésite encore à… à… ») laissent peu de doute sur cette influence camusienne. Oui, on se dit tous un jour ou l’autre, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir…

 

© Sébastien Mathé / Opéra de Paris

 

 

Fin de partie, d’après la pièce Fin de partie de Beckett

Musique et version dramaturgique : György Kurtág

Direction musicale : Markus Stenz

Mise en scène : Pierre Audi

Décors/costumes : Christof Hetzer

Lumières : Urs Schönebaum

Dramaturgie : Klaus Bertisch

Avec :  Frode Olsen (Hamm), Leigh Melrose (Clov), Hilary Summers (Nell) Leonardo Cortellazzi (Nagg)

 

Durée 2 h

Les 5, 8, 10, 13, 14, 18 et 19 mai 2022, à 19 h 30

 

 

Opéra national de Paris

Palais Garnier

Place de l’Opéra, 75009 Paris

www.operadeparis.fr

 

 

Be Sociable, Share!

comment closed