Boum d’Ussé Inné © CFD
ƒƒƒ article de Corinne François-Denève
On vous a beaucoup parlé de l’emprise, mais connaissez-vous la « déprise » ? La déprise, c’est le déclin, la désertification, la mort à terme d’un territoire que l’on abandonne. Nul doute que la Meuse, et Bar-le-Duc, sa préfecture, soient victimes de la déprise : les entreprises sont parties, les fonctionnaires sont devenus peau de chagrin, les paysans souffrent et les néo-ruraux ou néo-bobos boudent le département. Ne semblent vouloir s’installer, pour les millénaires à venir, que les déchets de Bure. Les jeunes fuient. Quand ils restent, c’est souvent pour zoner, le nez dans la poudre(use), façon Leurs enfants après eux. « Des poilus, et une Miss France », comme le chante Frasiak dans « Bar-le-Duc City Blues ». Il y a pourtant une Tour de l’Horloge et un quartier Renaissance. L’église Saint-Étienne abrite le fameux Transi de Ligier-Richier, squelette qui tend son cœur à Dieu. Quelques touristes bien informés, l’été, arpentent la Ville Haute et admirent ses façades sable et ses volets pastel. Le soleil donne un air toscan à Bar-le-Duc.
Depuis deux décennies, le Festival Renaissances, au début de l’été, tente de redonner vie à ce patrimoine. Il a d’abord été situé en Ville Haute, pour mettre en valeur les beautés architecturales de la ville, et mettre l’accent sur son histoire. Il en est descendu, y est remonté. On a testé plusieurs formules : déambulations d’animaux articulés géants, grand spectacle du samedi soir… En 2024, c’est l’année des changements et des Renaissances. À sa tête, désormais, Éric Aubry, spécialiste des arts de la Rue. Son programme, pour le festival, s’articule autour d’un projet plus large repensant la culture au sein de la ville. Le centre névralgique de la cité devient la Place Reggio, ancien parking situé devant la Préfecture. Pour l’occasion, l’endroit est végétalisé, offre des bancs et des transats, et propose aux habitants de contribuer à la renaissance de la ville : ils peuvent ajouter des post-it sur une carte, à mesure qu’elle se dessine, et ont leur mot à dire sur les projets d’« urbanisme tactique et culturel » qui sont prévus. Pour la programmation du festival, plus de « grand spectacle » théâtral ou circassien en plein air, mais des séries de concerts, en soirée, avec des artistes émergents choisis avec la cité musicale de Metz.
Le Festival Renaissances, façon 2024, a donc tourné le dos aux éditions anciennes, fondées sur l’histoire de la ville et des thématiques. Quelques personnes, déguisées en costume Renaissance, persistent toutefois à arpenter la ville, fantômes hâves et peu amènes, anachronismes posés au milieu des installations et des endroits de réjouissance. On les a ainsi vus trôner crânement mais solitairement à la grande table conviviale, Place Exelmans. Proposée par la Compagnie locale Rue de la Casse, elle invite 500 personnes à partager nourriture, bière de Nettancourt et propos divers. Le festival veut donner un nouvel élan à Bar-le-Duc, en la pensant comme une « ville créative ». De joyeuses bandes d’artistes à l’énergie contagieuse ont donc envahi les rues. On les reconnaît à leurs corps souples et bronzés, qui témoignent que la saison des festivals de rue a bien commencé, un peu plus dans le Sud, où le soleil donne aussi un peu plus que dans le Grand Est.
La météo a en effet été un invité capricieux des trois journées du festival. Le samedi, les « rares averses » annoncées ont choisi avec cynisme leur moment, alors que commençaient les spectacles de cirque ou d’acrobatie. La Compagnie Errância a renoncé, au bout de quelques minutes, à continuer son « Wake up », tant la piste glissait. Il en allait de même pour « Pulse » de la Cie Kiaï, dont le trampoline s’était transformé en patinoire. Les « dispositifs antigravitaires » inventés par la Cie Barks pour « Moon-Cabinet de curiosités lunaires » n’étaient pas tous praticables. Abrités par des parapluies et des K-ways, le public était suspendu à l’attention redoublée des artistes : ne pas tomber, ne pas glisser. Les exercices d’équilibre devenaient dangereux, le souffle se suspendait, et des applaudissements sincères, nourris et soulagés, accompagnaient l’annonce désolée des artistes. Le lendemain, ou le soir, il en alla tout autrement. Errância, avec ses deux merveilleux acrobates, a pu déployer le souffle poétique de ses vertigineux sauts et voltiges. Barks est parvenu à défier la gravité, avec une majestueuse et impressionnante pose, sur ses trois installations. Kiaï a pu faire bondir en rythme ses six têtes et corps, projetés bien haut, vers, le toit de la préfecture. La pluie n’avait d’ailleurs pas empêché le spectacle du Collectif Bim, « Place assise », qui se disputait l’espace d’un banc public autour d’une narration peut-être un peu longue et répétitive. De même, « Boum », d’Ussé Inné, joue par monts et par vaux, par averses et par canicules : la splendide énergie des quatre danseuses, absolument solaires, est contagieuse. Ensemble, elles dessinent un espace où le public est invité à danser, mais jamais obligé à le faire. Beaucoup sont entrés dans la danse, grands et petits. Hurlements de joie, sourires radieux, déhanchés plus ou moins approximatifs, rondes et petits ponts – sous la pluie, mais tant pis ! L’inclusivité était aussi la marque de « Damoclès », du Cirque Inextremiste, qui propose aux spectateurs et spectatrices de construire un spectacle ensemble, en assemblant des planches. Il s’agit bien de faire société, en aidant les plus faibles. Les « visites farfelues » de la Compagnie du Crieur invitent des inconnus à chanter ensemble de façon ridicule, à se donner la main, masque sur les yeux, en file indienne, avant de finir par une danse festive. « HOM » du Groupe Fluo propose la construction dansée et audacieuse d’un mobile, tandis que la Compagnie Moso bâtit, tout au long du festival, une structure éphémère en bambou, « Morphosis », que l’on peut construire ou escalader ensemble.
Wake up, Compagnie Errância © CFD
Dans le festival de cette année, en effet, tout tournait autour de la question de faire société, de vivre ensemble, et parlait d’un équilibre fragile. Les dates du festival, évidemment décidées en amont, collaient avec le deuxième tour des législatives, et la politique s’y est forcément invitée, avec des prises de parole extrêmement fortes des artistes. Le « Cabaret Lip », ainsi, de la Compagnie L’Occasion, porté par la conviction de trois belles comédiennes, était particulièrement bienvenu, avec un « Chant des partisans », ou un « Bella Ciao » repris en chœur par le public. Les arts vivants « envahissant » l’espace public, des frottements ont pu parfois avoir lieu, divers corps tristes passant, sciemment ou non, dans l’espace de jeu pour déverser leur bile et leurs sordides espoirs en des lendemains qui ne chantent pas, ou en des soirs décidément petits ; des suceurs de bière s’installant en bord de scène pour commenter très fort, plus fort que la voix des comédiennes, la visite de deux Porsche luxembourgeoises au McDo du coin – vroum vroum blurp blurp. Tout cela n’a pas gâché le sourire des festivaliers, habitués ou non, qui couraient d’un spectacle à l’autre, programme en main et chaise pliante sur l’épaule, ou musardaient avec un parapluie ou une glace pour profiter au hasard de tel ou tel moment.
Et le soir, on démonta. Et, dans la Meuse, la vague brune passa.
Visites farfelues, Compagnie du Crieur © CFD
Festival Renaissances 2024, Bar-le-Duc
5, 6 et 7 juillet 2024
Programme et renseignements :
www.barleduc.fr
Les compagnies vues :
Rue de la Casse : www.ruedelacasse.org
Errância : www.errancia.com
Kiaï : www.kiai.fr
Barks : www.compagniebarks.fr
Le collectif Bim : www.lecollectifbim.com
Ussé inné : www.adieupanurge.org
Le Cirque inextrêmiste : www.inextremiste.com
La Compagnie du Crieur : www.pierrelecrieur.com
Groupe Fluo : www.groupefluo.com
Compagnie Moso : www.ciemoso.com
Compagnie L’Occasion : www.compagnie-loccasion.fr
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