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ƒƒƒ article de Corinne François-Denève
« Moi, je pense qu’il n’est pas tout seul dans sa tête », tente A., étudiante en lettres, et donc désireuse de mettre en mots ce qu’elle vient de voir. « Il », c’est en effet le personnage principal, enfermé pendant le temps de la pièce dans sa salle de bains, où il est assailli par de terribles visions et des bruits parasites qui semblent saturer sa conscience. Le spectacle, toutefois, s’appelle Fées : sont-ce des créatures hostiles qui viennent hanter sa fantaisie, ou des alliées qui ont pour but de l’aider à s’accomplir dans sa métamorphose ?
Prévu pour un public âgé de 16 ans minimum, Fées est un spectacle à métamorphoses en soi. Créée en 2004 par David Bobée, entièrement réécrite en 2010, remaniée à nouveau en 2016 avec l’ajout de textes de Ronan Chéneau, offerte dans sa version confinée en 2021, la pièce est cette fois soumise à la réécriture des élèves auteurs et autrices de l’École du Nord, dont Bobée est entretemps devenu directeur. Les apprenti.e.s dramaturges (Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoël Duval et Jean-Serge Sallh) ont donc prêté leurs plumes à ces Fées reloaded, version 2023, et les ont offertes à leurs camarades comédiens et comédiennes, en formation également.
La pièce débute par la scansion hypnotique d’acronymes divers, répétés, hurlés, jusqu’à ce que leur sens, déjà obscur, mais explicité par le ou la comédien.ne qui les profère, ne se dissolve complètement. Le cri, qui devient presque une onomatopée, remplace la parole et le logos. Cette entrée en matière est programmatique. En lieu et place d’un spectacle qui suivrait une narration linéaire, Fées est construit selon une succession d’épisodes (de bouffées délirantes ?). Les ruptures sont figurées par un changement de son ou de couleur. Sons bruts et brutaux, couleurs vives et en même temps splendidement fines : ici le théâtre retrouve le nuancier des meilleures séries ou des meilleurs jeux vidéo, offrant une grammaire visuelle aisée à décrypter pour un public peu familier du théâtre. Voici un spectacle « glauque », au sens littéral du terme, où l’eau remonte et inonde, véritable limon qui propose d’engloutir, ou de faire naître, le personnage principal.
Fées reflète bien une jeune et généreuse écriture collective. Les interrogations de la génération des millenials sont l’obsession de la pièce – pouvoir de l’image et angoisse du virtuel, solitude exacerbée face à une vie qui semble vide de sens, dans un monde sans Dieu, sans maître, sans politique, sans idéal – sans merveilleux et sans fées ? Des monologues « servent » tous les membres de la troupe, tous excellents. Des séquences proposent des jeux de troupe, comme cette hallucinante, et très impressionnante, scène de transe collective.
Le texte est prenant et émouvant, la mise en scène extrêmement intelligente. Le jeu de ces comédiens et comédiennes, qui donnent tout et se « mouillent » au sens littéral et figuré, ne peut de fait que susciter un grand enthousiasme.
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Fées, écrit par Ronan Chéneau
Adapté par les élèves auteur·rices de l’École du Nord : Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoël Duval et Jean-Serge Sallh
Mise en scène par David Bobée
Assistanat à la mise en scène : Radouan Leflahi
Lumières : Stéphane Babi Aubert
Vidéo : Wojtek Doroszuk
Avec : Jessim Belfar, Sam Chemoul, Poline Baranova Kiejman, Jade Crespy, Ambre Germain-Cartron, Mohammed Louridi, Ilana Micouin-Onnis, Miya Péchillon ou Yassim Aït-Abdelmalek, Félix Back, Clément Bigot, Fantine Gélu, Loan Hermant, Marie Moly, Chloé Monteiro, Charles Tuyizere
Vu le 9 avril 2024 à la Filature, Mulhouse, avec les étudiant.e.s de Lettres de l’UHA
Durée du spectacle : 1 h 40
Dès 16 ans
La Filature, scène nationale Mulhouse
20 allée Nathan Katz
68 100 Mulhouse
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