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Eugène Onéguine, de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Constantin Chilovski et Tchaïkovski d’après un poème de Pouchkine, mise en scène de Stéphane Braunschweig, Théâtre des Champs-Élysées

Nov 15, 2021 | Commentaires fermés sur Eugène Onéguine, de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Constantin Chilovski et Tchaïkovski d’après un poème de Pouchkine, mise en scène de Stéphane Braunschweig, Théâtre des Champs-Élysées

 

© Vincent Pontet
 

 

ƒƒƒ article de Emmanuelle Saulnier-Cassia

Alors que Willy Decker produisait en 1995 (repris notamment en 2017) à l’Opéra de Paris un Eugène Onéguine très graphique dans une scénographie et des décors assez spectaculaires qui nous avaient enthousiasmé, Stéphane Braunschweig a pris le parti de créer un Eugène Onéguine plus intimiste, tout en délicatesse – mais qui réserve également des surprises –, registre qui sied très bien à cette musique qui « fut écrite en 1878, avec une passion sincère » et « avec tendresse » comme des « scènes lyriques » et non un opéra à proprement parler selon les mots de Tchaïkovski lui-même. L’intrigue extrêmement simple, basée sur le roman en vers éponyme de Pouchkine, avec lequel les librettistes (Constantin Chilovski et le compositeur) prennent des libertés, laisse la part belle à de nombreux grands airs, individuels et collectifs, bien servis au Théâtre des Champs-Élysées par la direction musicale enjouée de la cheffe américaine Karina Canellakis, en particulier avec une attaque brillante de l’Acte II. Les cordes de l’Orchestre National de France sont superbes de rondeur (surtout les graves) et quelques solos instrumentaux (notamment les cors, mais aussi la harpe d’Emilie Gastaud) particulièrement remarquables.

La distribution vocale, principalement franco-russe de ce nouvel Eugène Onéguine est par ailleurs enthousiasmante.

Gelena Gaskarova est dans cette production une Tatiana de substitution (en remplacement d’Avannina Santoni) de choix car elle a déjà joué ce rôle plusieurs fois, même si elle n’a pas la flamboyance d’Anna Netrebko qui a marqué le rôle ces dernières années, dans la production susmentionnée mise en scène par W. Decker. Si dans le premier Acte, la projection de la voix de la soprane russe n’est pas idéale et passe même difficilement la fosse parfois, il faut pour sa défense souligner qu’elle est mise en difficulté dès le premier air avec Olga par la mise en scène les plaçant de dos en milieu de plateau. Elle reste toutefois encore trop en retenue dans le (très) long air de la lettre à Onéguine, mais se rattrape dans le troisième Acte, aussi belle et majestueuse dans sa robe rouge recouverte de dentelle noire, qu’émouvante dans son duo avec Onéguine.

Jean-Bastien Bou campe un Onéguine idéal, plus torturé que jamais. Le baryton français, au répertoire éclectique, mais que l’on rencontre plus souvent dans des œuvres françaises que russes et que l’on avait adoré dans le rôle de Claude dans l’opéra éponyme de Thierry Escaich à Lyon en 2013, joue pour la deuxième fois ce rôle-titre, avec brio.

Jean-François Borras est un Lenski imposant et convaincant, qui occupe la scène avec évidence et agilité sur le plan vocal, plus caricatural ou excessif peut-être sur le plan de la comédie, d’abord extrêmement romantique, puis classiquement désespéré lors du bal, dans sa scène d’adieu et le fameux « kuda kuda ». Alisa Kolosova, est une Olga enjouée, aussi puissante vocalement que son partenaire ténor, et offre à son rôle de mezzo une palette très large de nuances toutes maîtrisées.

Parmi les seconds rôles, Jean Teitgen est irrésistiblement séduisant en Prince Grémine, son timbre riche de basse le disputant à une présence altière remarquable. Mireille Delunsh est en revanche et avec regret décevante dans le rôle de la mère des deux sœurs, parfois recouverte par la fosse. On peut également être un peu décontenancé par l’accent de M. Triquet, rôle explicitement français incarné dans cette distribution par Marcel Beekman, ténor néerlandais.

Le célèbre chœur des paysans est très gaiement chanté par le Chœur de l’opéra de Bordeaux, à l’exception de l’attaque imparfaite de « nous rentrons la moisson » et l’impression de quelques légers décalages avec l’orchestre. Il est accompagné dans plusieurs scènes par quatre danseurs, dans des chorégraphies faciles et parfois un peu plaquées (comprenant une hola d’un effet hasardeux) dans leurs costumes blancs, plus kolkhoziens que dix-neuviémistes, tranchant avec ceux de leurs maîtres.

Ce sont des choix délibérés du metteur en scène Stéphane Braunschweig dont on ne peut que louer la recherche poussée sur cette œuvre, bénéficiant de sa connaissance approfondie des génies russes du théâtre du XIXème (il a mis en scène tout Tchekhov), qui apporte de nouveaux éclairages à cet opéra. Le décalage des costumes fait partie de sa réflexion entre le monde d’hier et de demain, la classe supérieure d’abord habillée dans l’esprit de son siècle dans les deux premiers Actes, puis dans un esprit début du siècle suivant dans l’Acte III, tranchant avec ceux des paysans, et d’une autre manière avec Onéguine affublé tout au long de l’opéra d’une même redingote, renforçant l’image de dégradation de ce personnage original devenant crépusculaire, sorte de mort vivant traversant chaque Acte, tout comme sa vie.

A l’exception de la scène de bal et de celle du duel, sommes toutes classiques, la scénographie et cette quatrième mise en scène du directeur de l’Odéon au Théâtre des Champs-Élysées sont extrêmement intéressantes et novatrices.

L’ennui dans la campagne russe de l’Acte I est très bien rendu par un sol vert parsemé de livres rouges puis de chaises blanches, d’où va surgir de manière surprenante et saisissante, la chambre de Tatiana, petit refuge à ses tourments de jeune fille pour la première fois éprise à l’Acte I, puis de femme mariée de l’Acte III replongée dans le souvenir et les sensations de cet amour contrarié (et répondant bien au « je redeviens l’enfant que j’étais »).

Plus surprenante encore est la scène du second bal du début de l’Acte III. Ce n’est en l’occurrence pas un nouveau bal qui est représenté, mais une salle de casino enfumée où les femmes habillées de manière plus moderne et provocante, s’affairent comme les hommes autour des tables de Roulette sous l’œil attentif des croupiers, et sont emmenés, deux par deux, après avoir les yeux bandés d’un morceau de tissu noir, par une porte dérobée, avec mystère mais dans un esprit sulfureux, qui laisse croire que tous les plaisirs sont permis hors champ, sauf paradoxalement à Onéguine, laissé seul et abattu sur une scène qui se dépouille de tous ses décors.

Onéguine n’est pourtant pas un sinistre dandy, rôle que la société de l’époque l’a contraint à porter pour dissimuler son homosexualité si l’on décode certains passages du livret permettant un rapprochement avec la propre vie de Tchaïkovski. A la différence se son héros opératique, le compositeur se maria, union vouée à l’échec, qui fut retentissant, à la différence de celui qu’il dépeint avec une emphase nostalgique de Tatiana résolue à la fidélité à son époux en dépit de sa flamme jamais éteinte pour son amour impossible de jeunesse. Cet épilogue relève moins d’une morale surannée que d’une réflexion sur la dualité si fréquente et universelle entre la vie réelle et la vie rêvée, conduisant à un décalage identitaire parfois intolérable.

 

© Vincent Pontet

 

Eugène Onéguine, de Piotr Ilitch Tchaïkovski

Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig

Direction musicale, Karina Canellakis

Direction du Chœur, Salvatore Caputo

Chorégraphie Marion Lévy

Lumières, Marion Hewlett

Costumes Thibault Vancraenenbroeck

 

Avec les solistes : Mireille Delunsch, Gelena Gaskarova, Alisa Kolosova, Jean-François Borras, Jean-Sébastien Bou, Jean Teitgen, Delphine Haidan, Yuri Kissin, Marcel Beekman, Stanislas Siwiorek

Et : l’Orchestre National de France et le Chœur de l’opéra National de Bordeaux

 

 

Durée 2 h 30 (avec entracte de 20 minutes)

Vu le 13 novembre 2021

A 19 h 30 les 15, 17 et 19 novembre 2021

 

 

 

Théâtre des Champs-Élysées

15 avenue Montaigne – 75008 Paris

www.theatrechampselysees.fr

 

 

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