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Et pourtant j’aimerais bien te comprendre, texte et mise en scène de Yuri Yamada, à la MCJP / Festival d’Automne à Paris

Nov 07, 2022 | Commentaires fermés sur Et pourtant j’aimerais bien te comprendre, texte et mise en scène de Yuri Yamada, à la MCJP / Festival d’Automne à Paris


© Pierre Grosbois

 

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Ça commence tout simplement, un couple discute et badine, c’est d’une banalité conjugale que l’humour apparent sauve de l’ennui. Oui, mais cette conversation est trouée de silence dans lequel s’engouffre un malaise de plus en plus prégnant. Quelque chose ne tourne pas rond visiblement. Dans ce décor digne d’un sitcom couve une tragi-comédie. Elle est enceinte et n’ose le dire. Parce que cet état là pose question. Remet en cause et en profondeur sa condition et son statut de femme dans une société résolument patriarcale. Sous l’œil de deux domestiques, aussi « effacées qu’un balai posé contre un mur », d’une amie affranchie de toutes conventions, et de son mari quelque peu désemparé, s’amorce une solide réflexion sur la condition féminine japonaise. Yuri Yamada, féministe revendiquée, met les pieds dans le plat. Mais c’est d’une très grande finesse et d’une formidable subtilité. Rien de didactique, au contraire mais d’une belle intelligence qui vous fait ouvrir grand les yeux sur une réalité et décentre le débat que nous avons en occident pour l’ouvrir sur l’orient, ici le Japon, où là, la bataille semble plus rude et loin d’être gagnée. En 2021, sur les 153 pays le Japon est classé à la 120ème place dans le rapport sur les inégalités homme-femme, la France, elle, est au 16ème rang.

Drôle de pièce à vrai dire qui oscille merveilleusement entre hyperréalisme et onirisme, voire au fantastique assumé. Des dialogues caustiques, frisant parfois, et parfois seulement l’absurde, qui glisse lentement vers une profondeur qu’on n’attendait pas, égratignant au passage les comportements sociaux normatifs. C’est tout le doigté et le talent de Yuri Yamada de nous emmener l’air de rien, en douceur, et quelque peu d’ironie, vers une résolution insoupçonnée. La force de cette création et sa réussite tient sans nul doute dans son refus de toute démonstration en force mais de concilier, ou du moins de tenter, les contradictions et les paradoxes qu’il peut y avoir à être femme au japon aujourd’hui et qui éclatent brutalement et se révèlent avec l’annonce d’une grossesse. Les deux domestiques, l’amie, et notre protagoniste ne sont au final qu’un seul et même personnage, une unique pensée diffractée. Aux premières (un duo gémellaire qui n’est pas sans faire penser aux Bonnes de Jean Genêt), pour qui les tâches domestiques sont un sacerdoce et une tradition immuable, mais pour l’une au final la révélation de son esclavage, à la seconde qui voit désormais après avoir subi des violences conjugales en tout homme un adversaire, enfin à notre protagoniste pour qui cette grossesse annihile toute ambition possible, c’est un maelstrom d’émotions qui ébranle chacune et remet en question les certitudes culturelles et sociales dûment ancrées, accentue le conflit entre une éducation subie et une aspiration à se réaliser sans contrainte. En face, il y le mari. Mais plutôt qu’un procès à charge, Yuri Yamada ouvre le dialogue. Tout aussi désemparé par cet événement, à ses yeux incompréhensible par le bouleversement qui s’opère, les questions qui s’amoncellent et sa place et sa responsabilité remises en question, il n’a d’autres refuges de se terrer sous la table, espace digne d’un Hikikomori. C’est drôle et pas si bête, et montre le malaise des hommes aussi devant des injonctions patriarcales qui les obligent consciemment ou non.

Mais la grande astuce de Yuri Yamada est de soudain par un artifice parfaitement assumé, et nous entrons dans le domaine du fantastique sans crier gare, est d’inverser tout bonnement les rôles. Puisque le corps de l’autre, dans ses émotions et sensations les plus intimes, est impossible à appréhender, intervient donc tout soudain là le « surnaturel ». Un échange, on peut dire ça comme ça, dans la volonté de compréhension de l’autre. Que la situation soudain se renverse est rudement intelligent, et dans sa réflexion apportée pas si incongru. Et si l’homme portait l’enfant ? S’il exprimait ce que cette grossesse n’était pas consentie, parce que oui, fruit d’un viol conjugal ? Et si la compagne, ivre morte, réclamant son devoir conjugal, passait outre le consentement réciproque ? Et de finir elle aussi sous la table ? Ce tour de passe-passe est très malin qui cherche ainsi la réconciliation ou, à défaut, la compréhension des deux parties. Peut-on dire là qu’il existe un féminisme attentif au dialogue, à rebours de tous conflits idéologiques têtus mené tambour battant ? C’est à bas-bruit que Yuri Yamada distille une conviction fermement chevillée, qu’il n’y a rien d’irréconciliable et qu’ainsi le féminisme, et la condition de la femme japonaise, a sans doute là sa résolution. Et tout ça est superbement mené par une mise en scène très minutieuse, attentive à chaque détail. Rien de superflu, rien de trop, une exigence presque minimaliste, un art habile et consommé du décalage, parfois infime, et qui fait achopper, tordre sans coup férir les situations qui ne cessent de basculer là où on ne les attendait pas, et tout en douceur. Une façon de nous mener par le bout du nez, l’air de rien et de nous conduire exactement là où elle l’entend. Avec ça une direction d’acteur au cordeau, lesquels jouent une partition qui louche vers le burlesque sans y tomber vraiment, crédible toujours, sur une crête qui n’oblitère jamais le propos. Ils sont épatant de naturel chacun dans leur registre. C’est d’une grande finesse, oui et fichtrement intelligent. Il est certain que devant cet étrange objet théâtral, engagé résolument, nous sommes au début perplexe, à se demander où sommes nous bien tombés, avant que de plonger sans barguigner dans cet atmosphère singulière – une fois sans doute ayant remis les choses dans leur contexte – où le comique et l’absurde côtoie sans heurt la gravité et la réalité sans rien perdre jamais de la force de son propos.

 

© Pierre Grosbois

 

 

Et pourtant j’aimerais bien te comprendre texte et mise en scène de Yuri Yamada

Assistante mise en scène : Miki Nakamura

Avec Minami Ohba, Masayuki Yamamoto, Mayu Sakuma, Konomi Otake, Sachiko Aoyama

 

Scénographie, musique et son : Yui Suzuk

Lumières : Kazuya Yoshida

Régie générale : Chikage Yuyama

 

Du 4 au 9 novembre 2022 à 20 h

Samedi 17 h, relâche le dimanche

 

Maison de la Culture du Japon à Paris

101bis quai Jacques Chirac

75015 Paris

 

Réservations

MCJP : 01 44 37 95 95

www.mcjp.fr

Festival d’Automne à Paris : 01 53 45 17 17

billeterie@festival-automne.com

 

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