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Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? mise en scène d’Alain Françon, Théâtre de la Colline

Sep 26, 2022 | Commentaires fermés sur Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? mise en scène d’Alain Françon, Théâtre de la Colline

 

© Tuong-Vi Nguyen

 

 

ƒƒƒ article de Denis Sanglard

Babouillec, Franco Beltrametti, Aloïse Corbaz, Samuel Daiber, Hernst Herbeck, Jacqueline, Lotte Morin, Jego Hestz, Jules Pages, Marguerite Pillonel, Justine Python, Romain, Jeanne Tripier, Adolf Wölfli et quelques anonymes. Ajoutons, approchaient-ils de la folie, Emily Dickinson, Henri Michaux et Robert Walser ? Fous donc, ou considérés comme tels, autistes parfois, inconnus dont les écrits, les lettres, les suppliques adressés pour qu’on ne les oublie pas sont restés obstinément dans les tiroirs. Des écrits bruts pour dénoncer la brutalité d’un monde qui les privait de liberté, l’internement à leurs yeux incompréhensible. « (…) Je suis normal, il aurait fallu le réalisater… Je ne veux pas qu’on me rature de la circulatute. Je ne veux pas qu’on m’orpheline (…) » Il y a là une urgence dramatique à dire, à pousser son cri, dans une écriture en marge, affranchit du langage poétique académique. La marge des fous, celle sublime et sans filtre qui hurle l’amour comme la rage dans une liberté absolue et qui bouscule cul par-dessus tête toute convention littéraire. C’est une invention du langage pure qui ne cherchait pas, ce langage, à être inventé. C’est du brut de coffre, parole éruptive, spermatique, jaillit d’une conscience chamboulée, le miroir exact d’une pensée en souffrance, d’un profond désespoir, d’une sexualité inassouvie, le sentiment d’un incompréhensible malentendu, d’une injustice, de rêve et cauchemars, que l’écriture libère, en ce sens qu’elle les rend, eux les internés, libres enfin. C’est exprimer une réalité à l’aune de leur propre vision du monde. Ce sont les voyants rimbaldiens. Pas pour rien que des poètes, assermentés et labellisés, s’en sont inspirés, les ont plagiés. Mais là où il y a réinvention, chez ceux-là, les fous, il n’y a qu’une vérité brûlante, l’écriture comme un cœur battant, une pulsion de vie. C’est de l’art brut, d’une innocence non frelatée.

Anouk Grinberg, Nicolas Repac et Alain Françon avec énormément de délicatesse, ont ouvert les tiroirs et de chaque lettre, chaque supplique, chaque poème choisis, ont dressé de sensibles et bouleversants portraits. Anouk Grinberg ne joue pas la folie, elle rend avec justesse, avec justice, à chacun son poids d’humanité, une humanité un peu tordue parfois, lestée de cette écriture singulière qui n’exprime rien d’autre qu’une écorchure à tant se frotter à une réalité du monde qui n’est pas la leur et dont ils sont exclus. Ce qu’elle incarne avec tant de sensibilité, ce n’est pas la folie non, mais les fragilités et les failles de chacun inscrites au cœur même de l’écriture qu’elle ne trahit jamais. Avec tant de simplicité, de générosité aussi, que s’en est bouleversant et magnifique. La vitalité aussi et là, c’est le corps qui prend le relais, une façon de bouger qui n’est pas si innocente que ça, exprimant là aussi par sa fébrilité continue qui n’est pas une agitation, une urgence, jusque dans quelques pas de danse esquissés quelque peu zazou, d’une franche liberté. Et l’on pendule ainsi, en empathie malgré soi, d’une tension dramatique à une drôlerie débridée… Et c’est bonheur. A ses côtés, Nicolas Repac habille chaque texte d’une petite musique, de quelques notes prégnantes, pas une musique d’ambiance, non, mais une humeur parfois volontairement désaccordée au texte. Il y a entre sa musique, légère et grave tout à la fois, et l’écriture un dialogue d’une formidable intensité. Alain Françon signe une mise en scène lumineuse, toute de simplicité là aussi, à bas-bruit, si l’on peut dire ça. Pas d’effet, rien que ces deux sur le plateau pour exprimer avec trois fois rien, le tragique de ces vies aliénées, la force de leur imaginaire, que témoignent ces textes bruts enfin sortis de leur purgatoire. Et sur ce plateau nu dont le sol n’est pas sans rappeler les peintures de Séraphine de Senlis, c’est toute la force de cette création de se refuser aux clichés attendus de la folie pour n’exprimer rien d’autre qu’une humanité en souffrance mais que l’écriture délivre de l’enfermement et du domaine de la psychiatrie, pour les faire entrer de plein droit dans celui de la littérature et de la poésie.

 

© Tuong-Vi Nguyen

 

Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? mise en scène d’Alain Françon

Textes de Babouillec, Franco Beltrametti, Aloïse Corbaz, Samuel Daiber, Hernst Herbeck, Jacqueline, Lotte Morin, Jego Hestz, Jules Pages, Marguerite Pillonel, Justine Python, Romain, Jeanne Tripier, Adolf Wölfli et quelques anonymes, Emily Dickinson, Henri Michaux et Robert Walser

Avec Anouk Grinberg et Nicolas Repac

Adaptation : Anouk Grinberg

Musique : Nicolas Repac

Son : Gilles Olivesi

Lumières : Joël Hourbeigt

Scénographie : Jacques Gabel

Costumes : Avril Bénard

Collaboration chorégraphique : Caroline Marcadé

Assistanat à la mise en scène : Tristan Michel

Répétiteur : Laurent Ménoret

 

Du 22 septembre au 20 octobre 2022

Mardi à 19 h, du mercredi au samedi à 20 h, le dimanche à 16 h

 

 

 

Théâtre de la Colline

15 rue Malte Brun

75020 Paris

 

Réservations : 01 44 62 52 52

www.colline.fr

 

 

Les textes représentés sont extraits de :

Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg. Editions Le Passeur, 2020

Textes sans sépultures. textes recueillis par Laurent Danon-Boileau à la bibliothèque de Saint-Anne. Edition Fario, 2021

Algorithme éponyme, Babouillec. Edition Rivages, 2016

Y’aura-t-il pour de vrai un matin, Emily Dickinson, traduction Claire Malroux, Edition Conti, 2008

Ecuador, Henri Michaux, Editions Gallimard, 1990

 

 

 

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