© Marie Pétry
ƒƒƒ article de Nicolas Thevenot
Qu’est-ce que le théâtre ? La question pourrait écraser, être reléguée aux affaires académiques, ou au contraire passer pour tellement évidente que certains jugeraient inutile de s’y arrêter. De façon détournée mais profondément enthousiasmante, Camille Dagen ose la poser et tente avec nous d’y répondre par une ludique et sensible expérimentation. Durée d’exposition est conçu comme une performance pour une comédienne et un comédien obéissant au modus operandi de la photographie argentique : son mode d’emploi s’affiche sur un immense écran vidéo en fond de scène,
instruction par instruction, depuis la mise en marche de l’appareil photo, le choix du sujet, le cadrage, jusqu’au développement et à la fixation de la photo, tandis que les deux comédiens, ainsi dirigés, progressent dans un processus expérimental séquencé dont ils sont manipulateurs et cobayes à la fois. A titre d’exemple, le cadrage se décline sur scène comme le cadre : l’explicitation de toutes les limites et contraintes qui s’imposent à ce spectacle-là : dimensions de l’espace de jeu, conditions de production, limites que les comédiens ne souhaitent dépasser dans leur travail…
La littéralité et la lisibilité de la structure dramaturgique évacuent de facto narration, fiction, personnages. Il ne reste rien. Et pourtant il y a tout. Et même, il y a ce qui manque à grand nombre de spectacles : l’instant en présence. Comme si, en se défaisant de ces encombrants colifichets, l’expérience théâtrale trouvait ici son origine : l’exposition d’un être devant d’autres êtres.
S’exposer ainsi semble aisé, et pourtant c’est probablement la chose la plus délicate à faire. Car il s’agit, dans une absolue détente, d’accepter d’en faire le moins possible, pour que ce qui a lieu s’enracine dans le nu de la vie, se déploie dans les harmonies de l’instant. Quelque chose qui aurait à voir avec le travail du clown, dans cette nudité de l’être, s’habillant du regard des spectateurs, se nourrissant de ces subtiles vibrations qui circulent entre scène et public. Il faut reconnaître à Hélène Morelli et Thomas Mardell cette magistrale qualité de présence, à fleur de peau, sans que pourtant ils ne s’interdisent avec nous la séduction ou la roublardise, ces traits de jeu rehaussant encore la transparence d’être qu’ils nous livrent avec une indéniable générosité sur le plateau.
Pour le spectateur, Durée d’exposition se joue en permanence sur plusieurs plans : celui de l’intelligence et celui de l’expérience, reliés par la même corde sensible. Lorsque surgit Bérénice et que résonnent les vers connus de tous, il ne s’agit plus seulement du drame de la séparation, mais également de la fin d’une durée d’exposition, ce moment d’émotion dont les rayons sensibles impressionnent les âmes de leur empreinte (formant l’image latente) comme le feraient les rayons lumineux sur la pellicule argentique. On l’aura compris : interroger ce qui fait l’étoffe et l’essence du théâtre à travers les mots et les instructions d’un autre processus artistique (la photographie), c’est faire jouer la métaphore, faire assaut de littéralité, c’est décentrer l’émotion pour mieux saisir l’opération, c’est mettre à distance du spectateur l’objet de son désir – le théâtre – pour en révéler la nature et en décupler la jouissance. C’est démystifier le fonctionnement de la machine pour conclure à ce noyau irréductible, ce monolithe de l’être en présence. A l’heure de la digitalisation massive de nos vies, de l’immédiateté des images numériques oublieuses de leur nécessaire gestation, confondant dans le même geste prise de vue et publication, Durée d’exposition est cet éloge de la lenteur, de la vraie vie, de la juste durée des choses, d’un regard et d’une écoute au diapason de l’être.
Quand tant de spectacles cherchent à étreindre le politique sans se déprendre des formes qui dominent notre monde et imposent à nos vies leur esthétique et leur récit, il y a un réel bonheur et soulagement, de chaque instant, dans la découverte de cette jeune équipée s’emparant si justement de la forme théâtrale pour ce qu’elle est, viscéralement. C’est une promesse riche de révolutions poétiques à venir.
© Marie Charbonnier
Durée d’exposition, conception et mise en scène, Camille Dagen
Avec Thomas Mardell et Hélène Morelli
Scénographie et costumes : Emma Depoid et Sébastien Lemarchand
Assistanat à la scénographie : Éléonore Pease
Lumières : Hugo Hamman
Vidéo : Valentin Kottelat, Jade Labrunye, Camille Dagen
Son : Kaspar Tainturier-Fink
Dramaturgie : collective
Durée 1 h 15
Le 17 décembre à 18 h 30 et le 18 décembre 2019 à 21 h 30
Le CENTQUATRE-Paris
5 rue Curial
75019 Paris
Réservation au + 01 53 35 50 00
www.104.fr
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