Paroles d'Auteurs // « Deux tickets pour le paradis » de Jean-Paul Alègre

« Deux tickets pour le paradis » de Jean-Paul Alègre

Jan 21, 2010 | Aucun commentaire sur « Deux tickets pour le paradis » de Jean-Paul Alègre

Lecture de Plume

Un certain Jeff arrive au paradis mais personne ne semble attendre sa venue. L’énigme l’est également pour Dieu, car si les fichiers célestes laissent à désirer depuis que Saint Odilon se charge des renseignements généraux, la mémoire du nouveau-mort est elle-même aussi vide que la valise qui est montée tout droit avec lui. Cette amnésie va paradoxalement se transformer en prétexte existentiel. Les questions fuseront de toute part, pour Jeff, comme pour Dieu, Marie, Saint Pierre et Angélique, la fille de Dieu, inconnue de nos catéchismes. Chacun doit rendre des comptes sur des postures bibliques, mais aussi, actuelles ou créées de toutes pièces. Pièce est le maître mot. Lorsque Jeff aura son premier souvenir terrestre, et que Dieu lui accordera sa fille, l’humanité se trouvera dotée d’un couple supplantant celui d’Adam et Ève, pour se donner une nouvelle chance de recomposer le monde, à partir de l’univers théâtral. Dans la mathématique divine, la vie et le théâtre ne font plus qu’un. Et, au final, pour notre plus grand plaisir, l’on ne sait plus, ce qui de l’existence ou du théâtre, est mis en abîme.

Le talent de Jean-Paul Alègre n’est plus à démontrer. Ce texte, traversé d’humour d’un bout à l’autre, est un bonheur. Il interroge cependant, sur divers points de société, sans jamais s’appesantir, avec l’élégance de ceux qui résistent, sans s’apitoyer sur leur sort,  au théâtre complexe de la vie.

De l’alibi des patrons

Les patrons se sont d’abord les Saints. Et le patron des Patrons est Dieu, qui ne cesse de s’exclamer « Nom de moi de nom de moi ! ». Ils vivent au paradis, dans un « ailleurs », où le temps se compte en parcelle d’espace (les gouttelettes des nuages remplacent poétiquement nos périodes temporelles terrestres) et la musique se module en atmosphères de nostalgie (le blues) ou de gloire (par ordre de tumulte hiérarchique). Jésus lui-même est encore ailleurs, puisqu’il est introuvable. Il plait à Marie d’imaginer son fils revenu sur terre en infirmier qui s’occuperait avec d’infinies précautions de changer « la perfusion d’un enfant malade dont le crâne chauve luit comme un signal dans la pénombre ». Ces « ailleurs » grandissent donc le champ des possibles ontologiques. De même, quelques répliques de Jeff, telles que « Vous autres, les dieux, vous êtes des boutefeux de la violence… », entraînent certaines problématiques critiques, comme les religions menant au fanatisme, mais sont aussi des passerelles métaphoriques.  Et l’auteur passe donc de cet « alibi », qui est d’ « être ailleurs » dans sa définition, à la question des potentiels alibis des gouvernants, autres « patrons » bien terrestres, qui au vu des massacres « ne s’y sont pas toujours opposés avec la plus grande vigueur. »

Le temps des cerises

Saint Pierre se lance pour Angélique dans un succulent monologue, « la tirade des cerises ». Il nous conte son cheminement sur terre auprès du frère de celle-ci, Jésus, lorsqu’ils traversent tous deux le Pays basque. L’une des conclusions en sera qu’il « n’est pas si simple que cela d’être homme ». En effet, refusant de se baisser pour ramasser un vieil objet rouillé (un fer à cheval pourtant !) sous une chaleur accablante, il loupe le temps des cerises ! Jésus « s’abaisse » à le faire et en tire un troc pour étancher la soif, des cerises, que, chemin faisant, il fait semblant d’égarer. Pierre, à la traine,  les « carotte » une par une, sans réaliser qu’il fait cent fois le geste de se baisser qui lui avait été demandé une unique fois. Jésus, en merle moqueur, lui montre la différence entre le geste solidaire et l’individualisme. Être homme commence par faire en soi une petite révolution.

La clef de Saint Pierre

C’est ce bon (avec un caractère bien trempé, comme tous les personnages brossés ici par l’auteur) Saint Pierre, gardien du trousseau, qui, sans le savoir, va nous donner la clef de l’énigme de la présence de Jeff au paradis, avec cette question « Et la valise vide ? ». De cette vacuité va poindre une déduction très logique, à laquelle pourtant personne ne songe au départ. Et pour ne pas la dévoiler, nous pourrions simplement dire que Jeff et sa valise, dans ce cas précis, forment une synecdoque bien complice.

Une histoire de tickets

Jeff et Angélique « ont le ticket » l’un pour l’autre. Dieu et Marie également. Et Dieu va même jusqu’à concrétiser son amour pour Marie, et pour l’humanité, en offrant à sa bien-aimée deux véritables tickets pour aller au spectacle du nouveau monde, prochainement interprété par le jeune couple. Certes, la place est acquise et ils sont bien situés, au septième rang, bien sûr. C’est lorsqu’il n’est pas question de ticket, quand il n’y a pas de laisser passer tangible, quand on vous le refuse, ou qu’on vous l’arrache, que la vie s’emporte et bascule dans l’innommable. Et l’auteur de citer du Grumberg et de décrire le sort fatal réservé à ceux qui étaient montés gracieusement dans les camions, sans savoir qu’on les dirigeait encore plus vite que les autres vers les camps de la mort. Le ticket, ou plutôt l’absence de ticket (… de papiers, d’identité…), prend une dimension tragique, devient métaphore du génocide.  Sa présence est une image d’amour et devient métaphore de création. Et le titre « Deux tickets pour le paradis » prolonge le constant parallèle fait par l’auteur entre le théâtre et la vie, comme un espoir à s’entretenir mutuellement, afin que ne vacille jamais la petite flamme de l’humanité.

Un flux de thématiques parcourt la pièce sans qu’on s’ennuie une « gouttelette », grâce à l’expression poétique, riche, dynamique, enlevée, et, à une duplicité du sens, criblée d’humour  de Jean-Paul Alègre. Une pièce, revisitant les cosmogonies,  qu’on a hâte de voir sur le plateau…Quel plateau ?  Ciel, Terre ou théâtre, qu’importe ! « Où que nous soyons, quoi que nous fassions, l’important c’est ce que nous sommes. »

Deux Tickets pour le Paradis
De Jean-Paul Alègre

L’avant-scène théâtre
75 rue des Saints-Pères, 75006 Paris

www.avant-scene-theatre.com

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