Brûlant, Critiques // Des femmes qui nagent, de Pauline Peyrade, mise en scène d’Emilie Capliez, La Filature, Mulhouse

Des femmes qui nagent, de Pauline Peyrade, mise en scène d’Emilie Capliez, La Filature, Mulhouse

Sep 08, 2024 | Commentaires fermés sur Des femmes qui nagent, de Pauline Peyrade, mise en scène d’Emilie Capliez, La Filature, Mulhouse

 

© Klara Beck

 

ƒƒƒ article de Corinne François-Denève

A moins d’avoir vécu dans une grotte ces dix dernières années, nul ne peut ignorer le tournant #metoo du cinéma. Judith Godrèche, Caroline Ducey, Isild le Besco, Adèle Haenel, toutes ont élevé la voix pour dénoncer le caractère fondamentalement anti-féministe du monde du cinéma. Depuis ses débuts, le cinéma fait fond de la « pulsion scopique » du spectateur et de la spectatrice. Il s’agit d’une jolie expression pour désigner le « voyeurisme » qui sommeille en chacun.e de nous, et que le cinéma satisfait, moyennant finances, en proposant à nos regards bientôt repus des corps féminins découpés en érotiques tranches (yeux, jambes, décolletés), ou des corps masculins vus comme des objets sexuels. De l’autre côté de la caméra, on parle du « désir » créateur d’un réalisateur pour une « muse », ou une « jeune actrice » dont il fait une femme, ou une comédienne, ou les deux (mais c’est souvent la même chose) par la grâce de son gros et beau matériel (sa caméra, bien sûr). L’émergence de MeToo a permis de remettre au jour les œuvres de Delphine Seyrig, comme Sois belle et tais-toi (1975-1981), documentaire réunissant les témoignages d’une vingtaine d’actrices. Seyrig est ainsi (re-)devenue l’insoumuse qu’elle revendiquait être, et sa parole a même été portée sur le théâtre. Divers livres ou spectacles ont été consacrés à des actrices sacrifiées, à l’image de Maria Schneider ou d’Elizabeth Berkley.

L’entreprise que poursuit Pauline Peyrade avec ses Femmes qui nagent relève du même principe. Donner la parole aux actrices, qui en sont par définition privées, pour qu’elles racontent leurs rôles, et souvent leurs souffrances. L’écriture de Pauline Peyrade s’exerce tant du côté du roman que du côté du théâtre. Ces Femmes qui nagent s’organisent donc en deux parties bien distinctes, et en autant de tableaux-monologues, porteurs d’un titre dans la version publiée, titre qui est reproduit en surtitre dans la version de scène. Les mêmes comédiennes, dans le spectacle (Odja Llorca, Catherine Morlot, Louise Chevillotte et Léa Sery, toutes formidables) endossent donc plusieurs rôles, s’habillent, se déshabillent, dansent, chantent, et prennent la parole pour délivrer des récits pressés, urgents, qui s’embouteillent les uns dans les autres. « C’est l’histoire de… ». « Tu es »… Le ton durassien sied parfaitement au propos, vitesse en sus. Le vertige d’histoires et de récits dresse une toile impressionniste de cette figure, la comédienne et martyre. Au centre du plateau, souvent, un lit, qu’on ouvre ou referme, accessoire essentiel, semble-t-il, de cette tragi-comédie médiocre et dérisoire. Telle parole fait penser à un film (« Oh ! je crois que j’ai reconnu Alien, mais je ne suis pas sûre », hasarde J. étudiante en lettres), une autre renvoie à une comédienne et à ses rôles (« une rousse Isabelle » ?). La voix de Seyrig, toujours aussi doucement et rondement pleine d’autorité, résonne, tandis que s’inscrit sur le rideau, en surimpression lumineuse, le générique de la pièce, à savoir le nom de toutes les actrices et cinéastes femmes évoquées ou citées.

La rupture entre les deux parties est évidente. Les paroles s’interrompent, les quatre actrices évacuent la scène. La pièce se passe désormais dans le hall d’une salle de cinéma. La voix qui nous guide est celle d’une autre femme invisible, la caissière-femme de ménage. Cet espace dessine un « lieu à soi » profondément sororal, des femmes uniquement se croisant, s’attendant, se retrouvant, s’embrassant, toutes à la joie d’aller voir un film ensemble.

« Mais pourquoi ça s’appelle Des femmes qui nagent ? », demande A. J. propose d’y voir une métaphore : nager, c’est résister à l’eau, c’est une forme de liberté. On « nage dans son couloir », aussi, ou dans son genre. Plus vieille, on pense aux scènes de piscine du fameux dernier film de Marilyn, Something’s got to give. « Quelque chose doit craquer », en français. Le monde du cinéma ?

 

© Klara Beck

 

Des femmes qui nagent, écrit par Pauline Peyrade

Mise en scène par Emilie Capliez

Assistanat mise en scène : Julien Lewkowicz

Dramaturgie : Juliette de Beauchamp

Scénographie : Alban Ho Van

Lumière : Kelig Le Bars

Costumes : Caroline Tavernier

Musique : Sylvain Jacques

Vidéo, images : Yann Philippe

 

Avec : Odja Llorca, Catherine Morlot, Louise Chevillotte, Léa Sery et treize amatrices (à Mulhouse ) : Astrid Beltzung, Nadia Chekhmoum, Pascale Fix Fried, Kathia Kientzler, Corinne Kuntzmann, Sandrine Mégel, Mélaine Muesser, Chloé Riedweg (19 avril)

 

Vu le 19 avril 2024 à la Filature, Mulhouse, avec les étudiant.e.s en Lettres de l’UHA

Durée du spectacle : 1 h 45

A partir de 15 ans

 

La Filature, scène nationale Mulhouse

20 allée Nathan Katz

68 100 Mulhouse

www.lafilature.org

 

Be Sociable, Share!

comment closed