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D comme Deleuze, mise en scène Cédric Orain, Théâtre de l’Echangeur

Nov 03, 2017 | Commentaires fermés sur D comme Deleuze, mise en scène Cédric Orain, Théâtre de l’Echangeur

 

© Didier Crasnault

ƒ article de Théodore Lacour

C’est avec sobriété et une juste distance entre spectacle et spectateurs que Cédric Orain et les interprètes Olav Benestvedt, Guillaume Clayssen et Erwan Ha Kyoon Larcher nous ouvrent la porte de ce délicat – de cette périlleuse tentative de porter à la « rencontre » d’un public, la pensée débordante et déroulée des quatres premières lettres du fameux abécédaire du non moins fameux philosophe Gilles Deleuze.

Dès les premiers instants de la « conférence un peu mouvementée », le décalage est au rendez-vous, la mise à l’épreuve de la représentation est en train de se jouer.

En effet, les deux acolytes du « conférencier », protagonistes aux multiples cordes à leur arc, le chant et la distance quasi clownesque pour l’un, le mouvement et l’énergie souple et puissante pour l’autre, se glissent, avec finesse, dans le dispositif proposé par le « comédien conférencier » qui porte majoritairement au cours du spectacle la lourde charge de délivrer les réflexions, la pensée de celui qui marquera les étudiants de la toute nouvelle et aujourd’hui totalement effacée Université de Paris Vincennes dans les années 1980 où il intervient à l’invitation d’un autre grand penseur : Michel Foucault.

Ce décalage, cette distance même avec l’objet et l’individu Deleuze, nous ouvrent les voies, et les voix, de la poésie, d’un ailleurs ; nos oreilles ébahissent grand leur bouche, nos yeux se mettent à sentir, notre peau goutte les mots et nos équilibres se déplacent. A cet instant, nous sommes en plein dans cette émotion simple et grouillante que l’on peut ressentir à l’écoute de l’abécédaire.

Le plaisir et la curiosité sont au rendez-vous, et malgré une volonté évidente de continuer à construire cet édifice, de tisser un juste rapport entre chaire et chair, les propositions s’enchaînent mais ne se ressemblent pas. Au fur et à mesure, Cédric Orain glisse dans des propositions qui collent à la pensée, qui la démontre en actes de plateau. Et c’est là que les choses se compliquent.

Elles se compliquent parce que nous n’avons pas besoin de comprendre mais de ressentir, de laisser infiltrer nos yeux d’actes poétiques, pénétrer nos peaux de raclements de gorges, de corps traversés par le souffle d’un seul poumon, d’être pénétré d’actes de liberté des interprètes comme autant de façon de se rapprocher de celle du philosophe. En trébuchant sur l’idée de coller au plus près, la pensée s’obscurcit, empêchée qu’elle est par le fait de vouloir saisir plutôt que de se laisser saisir.

Alors, la proposition a tendance à nous laisser idiot sur le côté de la route et non pas à s’envisager comme pouvant prendre parole « pour » les idiots et les analphabètes à la façon d’Antonin Artaud. On nous promettait une expérience à notre arrivée, nous avons glissé vers une démonstration – on nous propose de parler « à notre place, pour nous » et sans le vouloir on nous assène une place : celle du regardant passif assis sur son fauteuil et privé de l’expérience sensible, sensorielle de la pensée qui se vit au présent.

Il ne suffit pas d’enchaîner les sauts jusqu’au pénultième, de projeter le seul D de désir / Deleuze, d’expérimenter du chant à l’envers, pour que nous puissions en ressentir la force. Et dans une dernière tentative, nous assistons enfin – sans y participer vraiment – à un débordement de solitudes, une expression intime qui ferait théâtre mais alors même que la parole s’est tut, comme signant l’impossibilité de les entremêler et comme si la seule issue serait la juxtaposition.

Je me sentais prêt à endosser l’habit de « cet idiot » et à ressentir cette vague souterraine d’une pensée qui viendrait me clouer au fond de mes sens ; en lieu et place, c’est un déferlement de mots dans un espace tellement ouvert qu’il nous perd plus qu’il nous guide. Sans tomber dans l’idée d’un réalisme, la proposition, de forme néanmoins classique, ne gagnerait-elle pas à jouer des relations plus claires entre les trois voix et le tout dans un espace plus défini ? Ici on nous laisse un peu nous débrouiller tout seul avec ces données concrètes du théâtre.

Il reste que même avec le goût d’une expérience intime trop effleurée, nous entendons les mots de Deleuze – c’est à ce titre que nous saluons ici cette entreprise délicate qui se déploiera à n’en pas douter au cours des représentations.

 

D comme Deleuze, mise en scène Cédric Orain

Avec Olav Benestvedt, Guillaume Clayssen, Erwan Ha Kyoon Larcher

Lumières Germain Wasilewski

Certains textes sont extraits de Deux régimes de fous de Gilles Deleuze, paru aux Éditions de Minuit.

Durée 1h10
Du 30 octobre au 9 novembre 2017 à 20h30
Relâches les 1er et 5 novembre 2017

Théâtre de l’Echangeur
59, avenue du Général de Gaulle
93170 Bagnolet

Métro : Gallieni, ligne 3, à 150 m en sortant à droite
Bus : 76, 102, 318 arrêt Général de Gaulle ou 122, 351 arrêt Gallieni

Réservations 01 43 62 71 20
reservation@lechangeur.org
www.lechangeur.org

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