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Critique• “Des Arbres à abattre” d’après le roman de Thomas Bernhard au théâtre de la Colline

Mai 21, 2012 | Aucun commentaire sur Critique• “Des Arbres à abattre” d’après le roman de Thomas Bernhard au théâtre de la Colline

Critique de Jean-Christophe Carius

Une démangeaison révélatrice

Par un hasard de la vie, Thomas Bernhard, écrivain et auteur dramatique autrichien, renoue fortuitement avec le cercle intime des figures de la bonne société culturelle de Vienne qui fut à l’origine de sa carrière, et avec lequel il avait rompu il y a plus de vingt ans. C’est le suicide et les obsèques de Joana, la seule d’entre eux qu’il n’avait cessé de fréquenter, qui ont provoqué cette invitation à retourner chez les Auersberger pour participer à un “dîner artistique” donné en l’honneur d’un comédien chevronné du Burgtheater. Observateur en situation, l’auteur dresse un tableau à l’acidité comique mais effrayante des convives, tous membres éminents de l’intelligentsia viennoise. Comme sous l’emprise d’ « une irritation », sous-titre qu’il donne à son roman, il s’efforce intérieurement de décaper par le tampon abrasif de son esprit critique, la couche d’oxydation qui semble avoir teinté et rouillé ces individus au fil de leur incorporation à l’ordre social. Son analyse sans complaisance, ni vis-à-vis des autres ni vis-à-vis de lui-même, s’exerce frénétiquement à trouver une résolution à cette démangeaison, jusqu’à faire apparaître ponctuellement des éclats lumineux de vérité. Un ange passe… Alors le jeu mondain poussé jusqu’à l’exaspération se brise dans un climat éméché. Le coup de gueule salutaire d’un invité subjugue l’esprit philosophique de l’auteur et l’ouvre finalement à percevoir l’instant présent. La nuit solitaire et urbaine de son après-soirée s’illumine d’une nouvelle dimension et une prise de conscience fugace mais décisive lui révèle l’immuable relation qui, au-delà du jugement, lie tous les êtres à leurs proches, à leur environnement, à l’ici et maintenant.

La littérature comme une mathématique suprême

Thomas Bernhard est un auteur intense dont l’art repose sur la conviction paradoxale que la vie est une combinaison d’horreur absurde et de beauté inépuisable. Formé initialement par son grand-père l’écrivain Johannes Freumbichler, sa littérature s’exerce comme un principe actif, un art opérationnel, orienté non pas vers l’exploration de l’imaginaire, mais vers la capacité de révéler le réel et d’imprimer les êtres. Préfiguration d’une écriture informatique portée jusqu’à l’incandescence de sa dimension littéraire et humaine, son art modélise des représentations, active le jeu des commandes syntaxiques et maîtrise l’art de conduire l’intelligence de la littérature à générer d’elle-même des formulations de connaissance.

Claude Duparfait et Célie Pauthe ont réussi l’adaptation de ce roman de Thomas Bernhard, “Des arbres à abattre”, écrit en 1984,  en rendant présent et choral, un souvenir personnel initialement relaté au passé. Leur mise en scène, abordée comme une reconstitution vivante, traduit avec brillance la chair du souvenir d’un événement intense et traite les différents niveaux de lecture du récit par des variations du mode d’interaction narrative entre les personnages. La scénographie met particulièrement en valeur la densité d’expérience humaine en ne soulignant que la force du langage et des mouvements énergétiques des comédiens et en réduisant tous détails visuels à leur simple rôle de facilitateur de compréhension. Le spectateur en retire l’impression forte d’être le témoin direct de la récapitulation objective d’un événement dont les développements sont hautement porteurs de sens. La tonalité du jeu des comédiens édifie des personnages étranges, outrés, parfaitement représentatifs de la forme que prend l’image des autres dans le récit interne que l’on se fait d’un épisode qui nous a touchés. Ils possèdent un relief supérieur à celui du quotidien, leurs traits sont marqués par la force des intentions, celles qui procèdent du point de vue du narrateur, bien sûr, mais aussi celles autrement plus éprouvantes et fascinantes qui résident dans le sens des événements.
Claude Duparfait, Célie Pauthe et toute l’équipe artistique établissent parfaitement le terrain artistique de cette interprétation ouverte, vivante et active du texte de Thomas Bernhard. Leur travail donne un accès authentique à la puissance énigmatique et opérationnelle de l’investigation littéraire de l’auteur et laisse à chacun, comme il se doit, toute latitude pour intégrer selon son regard, son esprit et son cœur, l’énergie vitale de cette tranche de vérité révélée et partagée.

Des Arbres à abattre
D’après le roman de Thomas Bernhard
Traduction de l’allemand Bernard Kreiss
Un spectacle de Claude Duparfait et Célie Pauthe
Avec Claude Duparfait, François Loriquet, Annie Mercier, Hélène Schwaller, Fred Ulysse et la participation de Anne-Laure Tondu
Scénographie de Marie La Rocca
Lumière de Patrice Lechevallier
Vidéo de Mammar Benranou
Costumes de Mariane Delayre
Son d’Aline Loustalot

Du 17 mai 2012 au 15 juin 2012 – Du mercredi au samedi à 21h, le mardi à 20h et le dimanche à 16h

Théâtre National de la Colline
15 rue Malte-Brun – 75020 Paris
Réservations 01 44 62 52 52
http://www.colline.fr

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