ƒƒƒ Critique Dominika Waszkiewicz

©Angerer, Krafft

« Rester honnête ou mourir ? non, rester honnête et mourir ! »

Lumière blanche et vertige du plateau presque vide. Des passants pressés. Une table. Au fond, un curieux mur des lamentations fait de bric et de broc, ustensiles de cuisine, contenants divers, des tambours… mur d’objets usuels composant un gigantesque plan de Berlin, avec ses pâtés de maisons, ses zones rasées marquées de rectangles noirs. Des hommes et des femmes passent, vêtus à la mode des années 40. Ensemble terne et gris. Peu illustratif en somme. Des anonymes.

Et les comédiens se passent la parole, tour à tour narrateurs et protagonistes, pour nous conter la résistance têtue et illusoire de ce couple de Berlinois, Anna et Otto Quangel. Des gens ordinaires, invisibles parmi les anonymes. Des gens qui décident de résister parce que leur fils unique est mort au front. Des gens qui décident de dénoncer les aberrations du régime hitlérien en semant des cartes postales.

« Ce que tu veux faire, Otto, n’est-ce pas un peu vain ?

Que ce soit vain ou non, Anna, s’ils nous attrapent, ça nous coûtera la tête… »

Plus de 260 cartes déposées dans les cages d’escalier, sur les rebords des fenêtres, dans les boîtes aux lettres. Des messages dérisoires, petits gestes maladroits adressés aux Allemands pour les faire réagir. Textes mal orthographiés mais copiés soigneusement chaque semaine. Petits cailloux blancs semés désespérément et tout aussitôt ramassés par la Gestapo qui, lentement, longuement, remonte les traces jusqu’à l’inéluctable issue : la prison de Plötzensee et la mort.

Saisissante vérité de jeu, des corps

À partir du vibrant roman de Hans Fallada inspiré du dossier du procès du couple Hampel, le metteur en scène flamand dessine des échantillons d’humanité en présentant les principaux protagonistes du drame. Il y a d’abord la postière, Eva Kluge et son mari, pitoyable victime collatérale. Mais aussi Lore Rosenthal qui cherche les moyens de retrouver son mari incarcéré et qui trouvera un refuge temporaire chez un voisin et ancien magistrat. Ou encore Emil Barkhausen, opportuniste minable et maître chanteur improvisé qui se fait dépouiller par son fils. Petits destins individuels partageant le même immeuble berlinois entre 1940 et 1942. Méfiance et rapports biaisés. Délation et engagement nazi. Une tranche d’Histoire s’actualise sous nos yeux.

Par une sobriété étonnante qui accentue encore l’admirable  précision du jeu sans jamais lasser, Luk Perceval nous donne à voir et à entendre des pans de vie, des monceaux d’histoires tantôt contés avec détachement, tantôt avec fougue, ou alors avec ce recul si particulier offert par le second degré.

Barbara Nüsse y est notamment remarquable dans son interprétation de l’Obergruppenführer Prall. Inquiétante et ridicule. Si juste.

Les corps, très présents, ne se contentent jamais d’une démarche illustrative et la magie de l’incarnation nous impose, bien plus efficacement que tous les discours culpabilisants ou moralisateurs, la précieuse et essentielle question de la responsabilité individuelle, ici et maintenant.

Seul regret : la trop brève présence de cet admirable phénomène théâtral…

Seul dans Berlin
D’après Hans Fallada
Adaptation Luk Perceval et Christina Bellingen
Mise en scène Luk Perceval
Scénographie Annette Kurz
Lumière Mark van Denesse
Musique Lothar Müller
Costumes Ilse Vandenbussche
Avec: Mirco Kreibich, Benjamin-Lew Klon, Daniel Lommatzsch, Thomas Niehaus, Barbara Nüsse, Gabriela Maria Schmeide, Maja Schöne, Cathérine Seifert, Alexander Simon, André Szymanski, Oda Thormeyer

Les 29, 31 janvier et 1^er et 2 février 2014
Durée : environ 4h20 avec deux entractes

Théâtre des Amandiers
7 av. Pablo-Picasso 92022 Nanterre Cedex
Tél : 01.46.14.70.00
RER Nanterre-Préfecture (ligne A)
www.nanterre-amandiers.com

Spectacle créé le 13 octobre 2012 au Thalia Theater de Hambourg
Texte publié aux Éditions Denoël, 2013, dans une nouvelle traduction de Laurence Courtois

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