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Critique ・ Le voyage d’hiver de Georges Pérec + Coloc de Pierre Alféri, mise en scène Fanny de Chaillé

Fév 10, 2014 | Aucun commentaire sur Critique ・ Le voyage d’hiver de Georges Pérec + Coloc de Pierre Alféri, mise en scène Fanny de Chaillé

Critique Anna Grahm

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©Marc Domage

Voyage

Sur grand écran, le texte de Georges Pérec défile. Face à lui, debout devant son pupitre, Fanny de Chaillé suit à haute voix, le déroulé du prompteur. Prend en charge la lecture.  Fait sa propre lecture. Ne respecte plus exactement le phrasé, remplace certains mots par d’autres, utilise des synonymes, modernise de vieilles expressions. Plus le texte avance, plus elle s’autorise de petits, amoindrit ici, désampoule là, s’arroge pas mal de liberté.

Et si dans un premier temps, nous pensions nous reposer sur elle, si tout d’abord elle servait de relais pour nous soulager de la lecture, le doute s’infiltre. Car très vite, cette façon de faire, de s’emparer de l’écrit, d’enjamber certains passages, nous oblige à vérifier ce qu’elle nous dit.  Un bras de fer entre l’œil et l’oreille s’engage. Car ce que le regard attrape, l’écoute de la diction TGV le brouille. Nous prenons conscience que la vélocité de la langue, qui nous souffle ses mots à elle, met à mal notre perspicacité. Nous avons la sensation que nous pourrions très facilement décrocher pour nous en remettre à elle. Mais nous refusons d’être manipulés. Et comme nous refusons de trop nous écarter du texte source, nous nous retrouvons écartelés entre l’imagination de Pérec et la sienne. Car si elle fait revivre la voix de Pérec – qui lui-même tâchait de faire revivre une autre voix du passé -, elle s’autorise un peu trop à revisiter l’auteur. Parfois même dérape à tel point qu’elle devient incompréhensible. Chaque fois que le sens de l’histoire échappe, nous nous agrippons au fil de notre propre entendement. La performance est si rapide qu’elle exige de notre part une extrême concentration. Elle pose sa propre façon de dire les choses, elle transpose, redispose, s’arroge le droit de modifier le phrasé, nous force à rester vigilant. Nous voilà malgré nous experts de la vérification, maitres en décodage, surveillants des possibles dérapages, conservateurs du sens. Parce que nous avons été baladés, ballottés, chahutés par la performance saisissante, parce qu’il a fallu faire une grosse gymnastique pour ne pas être emportés par le torrent, nous sommes devenus les gardiens de la transmission.

Coloc

Tendus devant leurs écrans, deux hommes tentent de communiquer. Mais l’échange s’effrite. La communication se dégrade. La conversation à distance est égratignée. Plongée dans le noir. Quand la lumière revient les lignes de carton au sol nous font croire que les choses vont enfin s’ordonner. Mais l’annonce de la première scène censée nous remettre sur les rails nous égare. N’est qu’une préparation au chaos. Nous comprenons que « l’autre » là-bas est pris au piège, pris dans un monde où les virus pullulent. À partir de cette frustration, celui qui reste, se parle à lui-même, s’invente un deuxième lui, une sorte d’ami imaginaire avec lequel il colloque. Se structure un langage à la façon de Dylan avec ses pancartes, une sorte de « Homesick blues » qui sert à maintenir en vie celui qui a disparu. De simples bouts de carton tendus au public nous parlent de nos innovations techniques, et des solitudes qu’elles engendrent. Cette langue, mise sur du carton, nous montre aussi la profondeur de celle-ci. Tout ce que la langue contient sous la surface du dire. Le « fou d’ange heureux » désosse, désarticule, démembre la musique de la langue. Et ce découpage des mots nous fait accéder à une autre bande son que nous ne percevions pas. Le fou des mots, fouille la voix off, trafique le rythme, recoud, réarrange les phrases, leur redonne une autre vie. Il nous montre des zones du langage auquel nous n’avions pas accès. Ce qui s’articule tord le sens de nos habitudes de lecture. A sa façon foutraque, il réinsuffle, réorganise, fait ressurgir un univers de significations perdues. Et maintenant qu’il a distordu les codes, maintenant qu’il nous a montré comment gratter les sonorités, nous percevons ce que nous refoulons. Mais si le procédé auquel il a recours, est éloquent, il s’use au fil de la représentation. Nous donne envie de le renouveler. Grâce à lui, nous savons désormais que de nouvelles façons de voir circulent.

 

Voyage d’hiver
De Georges Pérec + Coloc de Pierre Alféri
Mise en scène de Fanny de Chaillé
Avec Christophe Ives, Grégoire Monsaingeon

Jusqu’au 18 février 2014  à 20h30
Théâtre de la cité internationale
17 Bd Jourdan 75014 Paris
Métro : Cité universitaire
Réservation – 01 43 13 50 50
http://www.theatredelacite.com/

 

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